Géopolitique : Les Philippines, au cœur de la compétition entre Etats-Unis et Chine

Les Philippines, au cœur de la compétition entre Etats-Unis et Chine

L’affaire a fait les gros titres de la presse internationale : le 11 mars, Rodrigo Duterte, l’ancien président des Philippines de 2016 à 2022, a été arrêté à l’aéroport international de Manille, suite au mandat d’arrêt émis un mois plus tôt par la Cour pénale internationale (CPI) pour « meurtre, torture et viol, crimes contre l’humanité ».

De par son rôle en tant que chef de « l’escadron de la mort » de Davao (DDS) et par la suite en tant que président, la CPI l’accuse d’avoir conjointement, avec et par l’intermédiaire d’autres personnes, accepté de tuer des individus qu’ils identifiaient comme des criminels présumés ou des personnes ayant des propensions criminelles, y compris des délinquants liés à la drogue, initialement à Davao, puis dans tout le pays, entre le 1er novembre 2011 et le 16 mars 2019.

L’arrestation de Duterte est une conjonction de plusieurs facteurs, dont des éléments de politique interne aux Philippines, à savoir, en premier lieu, la dégradation de ses relations avec le nouveau président, Ferdinand Marcos Junior, fils de l’ancien dictateur qui a dirigé le pays de façon brutale entre 1965 et 1986. Initialement, la fille de l’ancien président, Sara Duterte semblait favorite à l’élection présidentielle de 2022, avant de se retirer de la course à la présidence, au grand dam de son père. Elle s’est alors associée à Ferdinand Marcos Jr et a accepté de se présenter comme vice-présidente.

D’un côté, pour les Marcos, il s’agissait de retrouver le pouvoir après des décennies de mise au ban. De l’autre, pour les Duterte, cette alliance avec le clan Marcos devait permettre à Rodrigo Duterte d’échapper aux poursuites de la CPI pour sa guerre sanglante contre la drogue qui aurait fait 30 000 morts. Le pari s’est d’abord avéré gagnant : le duo remportant une victoire écrasante aux élections, mais, par la suite, les tensions se sont accumulées jusqu’à l’irréparable. En juin 2024, Sara Duterte démissionnait du cabinet Marcos et, en novembre, elle révèla dans une vidéo sombre et vengeresse, avoir demandé à un tueur à gages de « s’occuper » du président Marcos Jr. Dans ces conditions, Marcos pouvait à la fois se débarrasser d’un rival dangereux et satisfaire la justice internationale en laissant la CPI arrêter Duterte à son retour d’un rassemblement devant la communauté philippine à Hong Kong. Le fait que cela se soit produit à son retour de la région administrative spéciale chinoise montre l’autre aspect, géopolitique, de cet événement.

En effet, cette arrestation est décisive dans la lutte entre la Chine et les Etats-Unis pour le contrôle de l’Indo-Pacifique. On se rappelle que Duterte fut le président le plus pro-chinois et anti-américain de l’histoire du pays. Peu après son arrivée au pouvoir à la mi-2016, Rodrigo Duterte se rendit à Pékin pour une visite d’État, annonçant sa « séparation » d’avec les États-Unis. Cette annonce fut un choc pour l’opinion publique et l’establishment militaire. Par la suite, Duterte minimisa les conflits maritimes en mer de Chine méridionale, tout en sollicitant l’aide chinoise pour des projets d’infrastructures.

La situation était d’autant plus paradoxale, que ce fut aussi en 2016, quelques semaines après son entrée en fonction, que le Tribunal arbitral de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye déclara illégales les revendications chinoises sur les récifs émergés situés dans la zone économique exclusive (ZEE) philippine.

Ce jugement qui donnait raison à Manille tombait au plus mal et Duterte choisit de l’ignorer, laissant à la Chine quartier libre pour continuer de s’implanter dans les Spratleys et militariser les récifs au mépris du droit international et de l’environnement marin. Non seulement l’apaisement stratégique, comme c’est souvent le cas, n’eut pour effet que d’encourager le plus fort mais, sur le terrain économique, le bilan ne fut pas meilleur.

Après la fameuse visite d’État de 2016, le cabinet de Duterte annonça l’engagement de la Chine à verser 24 milliards de $ d’investissements pour une longue liste de projets d’infrastructures. Six ans plus tard, seuls trois de ces projets avaient été concrétisés : un barrage, un projet d’irrigation et un pont.

Ces six ans de présidence pro-chinoise ont pourtant laissé une trace durable. D’abord, cela a permis aux voix pro-Pékin dans le pays de s’unir en relayant les récits de la désinformation chinoise. Ensuite, ce soutien de Pékin renforça encore le mépris de Duterte pour l’État de droit. Enfin, cette influence se fait encore sentir sur sa fille qui n’a jamais critiqué publiquement les incursions chinoises en mer des Philippines occidentales.

Toutefois, l’arrestation de l’ancien président au retour de Hong Kong pourrait fragiliser le lien entre les Duterte et la Chine. On ne sait si le voyage vers Hong Kong, alors même que le mandat d’arrêt avait déjà été émis, doit se comprendre comme une tentative de fuite, de se mettre à l’abri auprès du maître chinois. Mais, si c’est le cas, force est de constater que Pékin n’a pas voulu s’embarrasser d’un criminel international, aussi utile qu’il sut se montrer en son temps…

Dernier élément du puzzle géopolitique, cette arrestation intervient deux semaines avant une visite américaine. En effet, le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, doit se rendre aux Philippines, première étape de son premier voyage en Asie la semaine prochaine, pour des discussions qui porteront notamment « sur le renforcement de la dissuasion contre les agressions dans la mer de Chine méridionale ». En septembre dernier, la Chine s’était insurgée du déploiement d’un système de missiles de moyenne portée déployé aux Philippines, le système Typhon, qui peut lancer notamment des missiles SM-6 et des Tomahawks d’une portée supérieure à 1 600 km (994 miles) capables de frapper des cibles chinoises mobiles, déployé pour des exercices conjoints et resté depuis sur place. Mi-mars, les Philippines ont annoncé étudier la possibilité de convertir deux îles, Grande et Chiquita, situées dans la baie de Subic, autrefois bases navales américaines, en réserve militaire pour renforcer leur présence dans les eaux faisant face à la mer de Chine méridionale.

Alors que Trump ne cesse de vilipender les alliés et d’amadouer les ennemis traditionnels des Etats-Unis, les Philippines sont largement épargnés. Lors de son premier entretien téléphonique avec son homologue philippin, Gilberto Teodoro, en février, Hegseth avait réaffirmé « l’engagement indéfectible des États-Unis envers le Traité de défense mutuelle de 1951 et son importance pour le maintien d’un Indo-Pacifique sûr et prospère ». Voilà qui contraste avec les demandes peu amènes faites à d’autres partenaires asiatiques comme le Japon, de payer plus pour la présence américaine… D’autant que les Philippines devraient être dans la ligne de mire de Trump puisqu’elles sont aussi « coupables » de ce crime de lèse-majesté qui consiste à entretenir un excédent commercial avec les Etats-Unis de 10 milliards de $ en 2022.

Autre indice significatif de ce statut d’exception, l’administration Trump a précisé qu’un programme d’aide de 336 millions de $ destiné à la « modernisation des forces de sécurité philippines » serait l’un des rares programmes exemptés du gel de l’aide étrangère. Alors que les restrictions budgétaires américaines mettent l’Ukraine à genoux, détruisent l’Education nationale et réduisent au silence les voix du soft-power américain, cette décision et ces déclarations sont révélatrices du fait que les États-Unis considèrent les Philippines comme un élément essentiel de leur lutte contre la Chine. 

Par Jean-Yves Heurtebise

Ecrire un commentaire