« Chérie, c’est le moment ou jamais d’acheter une voiture électrique. Plaque verte gratuite, prix réduit, subventions… Tout ça prend fin à la fin de l’année. Si on attend, on rate une opportunité. Et puis, à plus de quarante ans, on ne peut pas continuer à prendre le métro comme des étudiants. À notre âge, qui n’a pas de voiture ? » prêche M. Li. Son épouse, elle, écoute d’un air distant, loin d’être emballée.
Cette année encore, la municipalité de Shanghai offre des plaques « vertes » aux voitures 100 % électriques afin d’encourager l’adoption des véhicules propres. Une affaire, quand on sait qu’une plaque d’immatriculation — le sésame pour circuler en ville — coûte plus de 70 000 yuans (près de 10 000 euros). À cela s’ajoutent jusqu’à la fin de l’année des subventions destinées à soutenir un secteur automobile englué dans ses surcapacités. L’achat d’un véhicule électrique neuf reste encouragé jusqu’à la fin de l’année.
Aux yeux de M. Li, c’est presque un cadeau de l’État. Une occasion à ne pas manquer pour montrer qu’ils vivent avec leur temps. D’autant plus que la guerre des prix entre les constructeurs automobiles fait rage : il peut désormais s’offrir un SUV électrique de marque chinoise. Voilà la Chine qui réussit, qui innove, qui conquiert le monde. Le fameux « rêve chinois » de Xi Jinping, version quatre roues motrices.
Pour Madame Li, le rêve a un goût amer. Elle est au chômage depuis l’an dernier, son projet entrepreneurial ne rapporte presque rien, et les chiffres ne mentent pas. L’école de leur fille, Xiao Mei, coûte cher. Le prêt immobilier de l’appartement continue de tomber chaque mois. Leurs parents vieillissent et sont à leur charge.
« On a besoin d’économies, pas d’une voiture. Et quelle voiture, en plus ! Un énorme SUV que je n’arriverai même pas à garer », s’agace-t-elle.
Elle pense aux rues encombrées, aux parkings saturés, au stress permanent. Un mastodonte de métal pour des trajets de cinq kilomètres seulement. Une voiture pour des week-ends hypothétiques à la campagne.
Mais pour M. Li, ce n’est pas qu’un simple moyen de transport. C’est une étape. Une preuve de leur réussite sociale. Il répète que « le prix est raisonnable ». Et, sur le papier, c’est vrai : promotions agressives, remises cumulées, crédit à taux zéro. Le modèle qu’il choisit est un NIO ONVO L90, un SUV électrique massif, affiché à « seulement » 200 000 yuans (25 000 euros). Les mensualités sont faibles, étalées sur trois ans. Le dernier paiement, lui, est bien plus lourd — une pierre dans la chaussure.
Mme Li voit le piège. « Bien sûr que tu trouves ça abordable : on ne paie presque rien maintenant. Mais tu as vu la dernière échéance ? On fera comment quand tout tombera en même temps : l’école, les parents, et ton rêve sur roues ? »
M. Li balaie ses inquiétudes. Dans trois ans, ils gagneront plus. Il trouvera une meilleure opportunité. Ils auront avancé. Sa compagne en doute.
Le jour de la livraison arrive, sous un ciel gris. Dans un immense hangar, une dizaine de familles attendent. L’accueil est celui d’un hôtel de luxe. Le vendeur n’offre pas de clefs — il n’y en a plus — mais installe l’application indispensable : la voiture s’activera automatiquement quand M. Li s’en approchera. Sur le capot, un bouquet de fleurs, des ballons gonflés à l’hélium. Photo souvenir. Famille + SUV = réussite. La photo est postée sur WeChat avant même le premier démarrage silencieux. Les commentaires affluent. Les félicitations aussi. Bienvenue au club.
De retour à l’appartement, Mme Li soupire. Son « non » du début s’est dissous sous les fleurs, les pneus larges et l’urgence d’une bonne affaire qui expirait. M. Li, lui, exulte.
Quelques semaines plus tard, l’excitation est déjà retombée. L’ONVO L90 dort désormais sur une place de parking située à plus de cinq cents mètres de l’immeuble. Pour espérer en trouver une, M. Li quitte souvent le travail plus tôt et se presse avant ses voisins. Mais il ne regrette rien. La portière se ferme sans bruit : une option dernier cri. À l’intérieur, l’espace est vaste : sept places, sièges massants, écrans, silence feutré. Quand sa femme l’irrite trop avec ses remarques, il s’y réfugie, regarde un film, seul. Loin de l’appartement exigu où cohabitent parents, épouse et enfant, il rêve de week-ends idylliques.
Les escapades en dehors de la ville sont pourtant rares. Il travaille beaucoup. Trop. Il tient à son salaire et redoute la prochaine vague de licenciements. Alors la routine reprend. Les trajets en métro aussi, quand même plus rapides et ponctuels. Les factures s’accumulent. Les fins de mois deviennent plus serrées. Le bouquet a fané, mais la photo reste sur WeChat. « Cette voiture, pense Mme Li, c’est du vent, des promesses en l’air. » Comme si un horizon désespérément gris pouvait s’effacer sous le vernis chromé d’un capot qui prend maintenant la poussière.
Par Pierre Reney
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