Le Vent de la Chine Numéro 26-27 (2017) Spécial Yunnan
Lors du G20 à Hambourg le 7-8 juillet, la Chine devait gérer, avec différents partenaires, des tensions multiples, souvent anciennes, mais soudain urgentes. Avec l’Inde, c’est la confrontation sur le plateau du Sikkim, à la jonction des lignes chinoise, indienne et bhoutanaise à 5000m d’altitude. L’APL y a détruit deux casemates indiennes, et depuis, 6000 hommes campent sur place. Tout a commencé par la construction d’une route par la Chine, sur un territoire bhoutanais, qu’elle revendique et qu’elle vient apparemment d’occuper. Le Bhoutan appela l’Inde à l’aide, qui s’empressa de venir à sa rescousse, car cette route la priverait à terme de son avantage lié à l’altitude—la Chine serait alors capable d’acheminer en un temps record une puissance de feu supérieure à celle Dehli. Pékin exige le retrait des troupes indienne et considère l’incident bilatéral comme « le plus grave en 30 ans ». L’Inde « ferait bien, ajoute-t-elle, de tirer la leçon historique de sa défaite » lors du conflit éclair qui les opposa en 1962. Autre sujet de discorde : l’Inde ne supporte pas que Pékin fasse passer son CEPT (Corridor économique du Xinjiang au Pakistan) à travers un Cachemire revendiqué par Delhi, et jusqu’à Gwadar, site d’un port incluant une base militaire chinoise. La Chine elle, ne décolère pas que Dehli refuse de soutenir le projet. Ainsi, 20 ans de tentative de rapprochement des deux pays les plus peuplés de la Terre, sont compromis. Vue la méfiance palpable, on pouvait douter que le meeting de N. Modi et Xi Jinping lors du G20 puisse débloquer la situation. En se lançant dans la construction de cette route, la Chine a peut-être fait un mauvais calcul !
Trois jours avant le G20, Xi Jinping était à Moscou pour une rencontre avec V. Poutine, la 3ème depuis janvier. Mises à part quelques amabilités (une décoration russe pour Xi, 10 milliards de $ d’échanges pour Poutine) et l’inévitable déclaration commune contre le déploiement du système américain anti-missiles Thaad en Corée du Sud, le gros de l’affaire revenait à la demande russe à la Chine de prolonger ses « routes de la soie » vers son Union Economique Eurasienne (UEEA), fondée en 2014 par Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Arménie et Biélorussie. Mais cet espoir de voir la Chine financer son UEEA, se présente sous des auspices défavorables. L’administration russe rechigne à voir la Chine s’intéresser de trop près à des Républiques qui furent satellites de l’URSS. Pékin de son côté, a du mal à voir dans ces pays d’une solvabilité douteuse, la destination idéale pour placer son acier, son verre ou son ciment excédentaires.
Enfin l’essentiel du G20, d’un point de vue chinois, ira à la relation avec les Etats-Unis d’un D. Trump toujours plus imprévisible. Trump vient de faire voler en éclat une fragile lune de miel avec Xi (initiée en mars en sa propriété de Mar-a-Lago) : il a autorisé une vente de d’armes de 1,4 milliard de $ à Taiwan, puni la banque locale de Dandong pour trafic avec la Corée du Nord, et envoyé le 2 juillet un destroyer dans la bande des 12 milles d’un îlot des Paracels, occupé par l’APL. Quoique ces gestes soient autant de casus belli, Pékin ne proteste pas trop, espérant pouvoir un jour « apprivoiser » Trump, surtout dans l’isolement croissant dans lequel il se trouve. Mais le danger est là : maintenant que Pyongyang est capable (ou se déclare) de frapper nucléairement les USA, Trump ne veut plus attendre. Avec Poutine, Xi Jinping veut imposer un plan de paix où les USA abandonnent leurs manœuvres avec la Corée du Sud, et la Corée du Nord, sa bombe. S’ils réussissent, ce serait pour les USA une sérieuse perte de face. Aussi, Trump et Xi tentent d’amener les puissances intermédiaires (Japon, Européens) à choisir leur bord. Hier, les USA primait sur tout. Mais Trump, force isolationniste, change la donne, et la Chine, nouvelle puissance financière, grandit vite… Signe d’un vide politique, de nouvelles alliances sont à faire, pour remplacer les Etats-Unis qui se retirent de leur rôle suranné de gendarme du monde.
Quels sont les fruits de vingt ans de prospérité et de croissance chinoise, sous l’angle de l’accès de la femme au marché du travail ?
Ce genre de données, souvent difficiles à obtenir, ont été compilées par Zhao Yaohui et Dong Xiaoyuan, chercheurs aux universités de Beida (Pékin) et de Winnipeg (Canada), en une étude intitulée « économie familiale des soins non rémunérés, progrès économique des femmes et croissance inclusive en Chine ». Le constat est inquiétant : contre toute attente, le progrès social en Chine se traduit pour le beau sexe par un recul de l’accès aux emplois rémunérés et des perspectives de carrière réduites. La tendance est attestée par la Banque mondiale : alors qu’en 1990, 73,5% des femmes chinoises de plus de 15 ans étaient entrées dans la population active, le nombre a régressé à 63,3% en 2016, 26 ans plus tard. Les raisons du recul sont complexes, mais la principale tient à l’esprit traditionnaliste des maris, qui voient dans le travail à la maison le devoir de leurs compagnes.
Aussi, selon l’étude, le rôle des genres s’est renforcé en un quart de siècle : en moyenne hebdomadaire, la femme chinoise preste à la maison 21 heures de travail impayé contre 10 heures seulement aux hommes. Cette charge de travail augmente considérablement pour celles qui ont opté, depuis début 2016, pour un second enfant.
Li Bianjiang, 32 ans, mère de deux petits (un cas cité par la revue Sixth Tone) estime passer au moins 5 heures par jour aux obligations familiales, avec un soutien minimal de son époux. Son emploi du temps immuable se divise en trois sections : l’entretien ménager (nettoyage, lavage du linge, courses, cuisine, vaisselle), l’éducation des enfants (repas, habillement, devoirs, dialogue et relation « affective »), et son travail (aux horaires incompressibles). Ainsi, il ne lui reste qu’un temps bref pour le repos, les loisirs et la culture de soi.
Ainsi, les auteurs constatent que cette mère de deux enfants est désavantagée dans son entreprise, par rapport à ses collègues masculins ou aux femmes plus âgées. Elle ne peut accepter de travail supplémentaire, ni faire de recherches, rédiger des rapports à la maison, ni encore participer à des voyages d’affaires. Ses chances d’avancement sont donc moindres. Davantage à l’avenir, les jeunes mères devront choisir entre leur carrière et leur famille.
L’équipe de chercheurs sino-canadiens va plus loin dans le questionnement de cette évolution des rouages sociaux. D’ici 2022, les femmes verront reculer de deux mois chaque année leur retraite, aujourd’hui à 55 ans, contre 60 pour les hommes. À terme, elles se retireront à 60 ans – les hommes eux, passeront à 65 ans. Vu sous un certain angle, ce ne sera que justice pour ces employées dont les retraites sont amputées, par rapport aux hommes, des cinq années les plus productives de leurs carrières. L’arrangement actuel ne leur laisse comme perspective une retraite d’un tiers inférieure à celle du collègue masculin, à niveau égal de responsabilités. Mais sous l’autre perspective, ces « jeunes » grands-mères au travail prolongé, devront attendre 5 ans de plus avant de donner un coup de main essentiel à leurs enfants, dans l’éducation de leurs petits-enfants. Loin d’être anodine, cette mutation de l’organisation du travail et de la retraite, aura de lourdes répercussions sociales.
Du point de vue de la natalité, la jeune mère, sans soutien financier, ni appui du mari, ni aide de la grand-mère, et souvent sans crèche, comprendra qu’un projet de seconde naissance, l’éliminera purement et simplement du marché du travail et pire, sacrifiera toute vie sociale hors de la famille, et tout loisir. Face à telles perspectives, pourquoi faire un deuxième enfant ?
Conclusion : pour le duo de chercheurs, l’assouplissement des règles du planning familial et le recul de l’âge du passage à la retraite, vont se traduire par une exacerbation de l’inégalité des genres.
L’Etat va donc devoir réviser rapidement sa copie, s’il souhaite relancer la natalité et combattre le vieillissement rapide de la société—fin 2015, plus de 16% de la population avait franchi les 60 ans, et 10% les 65 ans.
Parmi les solutions explorées par les auteurs de l’étude, l’une consiste à systématiser le congé paternel payé, de manière à rendre le père disponible pour prendre le relais dès l’arrivée du cadet. Une autre piste, complémentaire, serait de rendre plus flexibles les horaires de travail, pour améliorer l’organisation du foyer et le partage des tâches. Enfin, la construction de crèches et l’introduction d’allocations familiales sont d’autres hypothèses. Cette dernière apparaît néanmoins extrêmement peu probable, à cette heure, de la part d’un régime animé par d’autres priorités—la modernisation de son armée, le développement de ses routes de la soie à l’étranger, ou encore la conquête de l’espace.
En cas d’échec, le pays pourrait se retrouver avec des projections de natalité en panne, et des plans de gouvernance démographiques à reprendre à zéro.
« Sans santé pour tout le monde, il ne peut y avoir ni paix, ni prospérité » déclarait en mai Zhuang Ning, vice-directeur à la Commission nationale de la Santé. Conscient du risque, l’Etat chinois multiplie les initiatives pour affranchir son vieux système de santé de sa gouvernance héritée de Mao. Le 2 juillet était publié pour la 1ère fois un « plan de garantie santé » qui vise à porter l’espérance de vie à 80 ans en 2025, au lieu de 76 ans en 2016 (53ème rang mondial). Doté de « dizaines de milliards de ¥ », il va renforcer les primes aux industries pharmaceutiques, aux cliniques et hôpitaux privés—secteur encore minoritaire (20% de l’offre, 1 million de lits), mais dont la part grandit vite, avec +161% de lits fin 2015 par rapport à 2010.
Le 1er juillet entrait en vigueur la loi révisée concernant la médecine traditionnelle chinoise (MTC). Un de ses buts est de multiplier et systématiser pour ces remèdes herbalistes, les tests cliniques pratiqués en Occident, afin d’en démontrer l’efficacité. L’enjeu est immense : cette médecine plus douce et préventive représente un tiers des ventes en Chine (117 milliards de $ l’an dernier). Son homologation va inciter les médecins à les prescrire, en Chine comme hors frontières. Dès décembre 2016, le T89, le remède anti-angine du groupe Tasly (Shanghai) passait la dernière des trois étapes de certification par l’agence américaine FDA (cf photo). C’était le 1er médicament chinois approuvé sur le marché américain (mais pas le dernier) ! Le coût des soins reste un problème. En avril, des régions-tests telles Pékin, le Shanxi et le Guangdong abolirent la surtaxe de 15% sur les médicaments vendus en hôpital – remplacée par une hausse du prix de la consultation. Cette réforme permit aux patients pékinois d’épargner 420 millions de ¥, du 8 avril au 5 mai.
Depuis le 1er juillet encore, l’Etat octroie une baisse d’impôt jusqu’à 1080¥ au salarié qui prend une assurance santé complémentaire privée. Autre pierre d’achoppement : l’octroi des soins conventionnés. Jusqu’à hier, tout malade devait aller à l’hôpital affilié à son unité de travail. Mais cela change : suite aux efforts de mutualisation des caisses, 1870 hôpitaux publics dans 327 villes acceptent désormais à prix conventionné les patients venus d’ailleurs.
La même réforme, depuis avril, permet supposément aux médecins de pratiquer hors de leurs hôpitaux. Malheureusement, cette liberté reste toute théorique : les établissements hospitaliers trouvent des moyens de les contraindre à renoncer à cette liberté. Enfin, leurs salaires ne sont pas liés à leurs performances, mais à leurs publications scientifiques, ce qui les force parfois à avoir recours au plagiat, faute d’avoir le temps ou l’aptitude à faire des recherches. Autant de temps et d’énergie perdus pour le cœur de leur métier : le soin à l’humanité souffrante.
À quatre mois du XIX Congrès d’octobre, l’effort public de contrôle de la pensée se durcit, dans un style idéologique plus connu depuis 40 ans. Le 30 juin, la China Netcasting Services Association (rassemblant 600 producteurs de l’audiovisuel) édicta des lignes directrices à tout contenu destiné à être diffusé sur internet, court-métrage, documentaire, dessin animé… Sans force de loi (faute d’avoir été votées) les normes imposent un pré-visionnage par au moins deux auditeurs à ces créations, pour en évaluer la qualité politique, morale, esthétique. Est banni (entre autres) tout « comportement sexuel déviant » – inceste, baiser suggestif, et surtout homosexualité, qui bénéficiait depuis 15 ans d’une tolérance étatique. En outre, le 27 juin, la SAPPRFT, tutelle de l’audiovisuel, instaurait un système de notation des plateformes littéraires, selon leur conformité aux slogans politiques. Puis du 1er juillet jusqu’au XIXe Congrès d’octobre, tout cinéma doit diffuser avant le film un clip idéologique de 4 minutes, brodant autour du « Rêve de Chine » (cf photo). Consigne officielle : « racontez bien l’histoire de la Chine, diffusez les valeurs chinoises modernes, consolidez la puissance de la Chine ».
C’est ainsi que la censure, hier limitée au contrôle politique et de l’actualité, s’étend aujourd’hui à tous les domaines de la culture web, visant ainsi ouvertement la jeunesse, au-delà des libres penseurs. Depuis mai, 291 plateformes de streaming ou de potins de célébrités, suivies par des millions d’internautes, furent contraintes à fermer. 10.000 journalistes furent mis à pied. « Tout cela signifie un retour à l’idéologie, afin de combattre la perte de l’esprit révolutionnaire », selon Qiao Mu, intellectuel pékinois. Pourtant, croient les producteurs culturels, une telle censure risque de s’avérer inapplicable, faute de surveillants en nombre suffisant pour cette montagne d’images, surtout face aux émissions live, impossibles à prévisionner. Le but réel visé, craignent les artistes, serait de favoriser une progression insidieuse de l’autocensure.
A Chengdu (Sichuan), la plateforme « nuage rouge malin » (智慧红云) va bientôt préparer, pour tout fonctionnaire, une note morale à partir de données sur sa régularité aux réunions, ses diplômes, son état-civil (ses mœurs conjugales), son patrimoine (pour la corruption), et ses commentaires en ligne (délation). On assiste donc à un effort historique de reprise en main. Reste à démontrer sa capacité à s’imposer dans la durée, son efficacité et son acceptabilité. Tant il est vrai qu’en Chine comme ailleurs, on n’impose pas le civisme par l’ennui, ni la loyauté par la contrainte.
– Sur les 316 millions de fumeurs en Chine (environ un quart de la population), 59% déclarent n’avoir aucune intention d’arrêter ! Quelques métropoles ont déjà mis en place l’interdiction de fumer dans les lieux publics et l’Etat a très légèrement augmenté les taxes sur les paquets de cigarettes il y a deux ans. Mais les lobbies anti-tabac prônent une interdiction élargie à tout le pays, des taxes plus élevées et des avertissements sanitaires plus agressifs.
Un renforcement de la lutte, qui se justifie par l’inculture médicale des victimes de l’herbe de Nicot : 60% des fumeurs chinois déclarent ignorer les risques d’accident vasculaire cérébral (AVC) et 40%, ceux de maladies cardiaques liées au tabac (source : étude réalisée sur une période de 10 ans par le Chinese Centre for Disease Control, et des chercheurs canadiens en partenariat avec le projet « International Tobacco Control »).
– Seulement 10% des emballages des 31,2 milliards de colis livrés en Chine l’an passé ont été recyclés. En 2015 déjà, les firmes de livraison utilisaient 10 milliards de boîtes en carton et 17 milliards de mètres de film plastique – 425 fois le tour de la Terre (source : rapport gouvernemental sur l’industrie des messageries express & le State Post Bureau).
Selon Cainiao, plateforme opérée par Alibaba pour la gestion des colis, le secteur se prépare à remplacer la moitié des emballages actuels par ceux recyclables d’ici 2020—toujours des cartons mais en évitant le film plastique qui enchérit le recyclage, et des sacs biodégradables. Le frein principal à cette transition verte est bien sûr le coût : un emballage en plastique standard coûte 0,80 yuan, tandis que celui recyclable, quatre fois plus cher.
– Après quelques années d’usage frénétique des réseaux sociaux tels Weibo ou WeChat, les usagers commencent à percevoir le « prix à payer » en terme de santé ou qualité de vie. 48% prennent au sérieux le risque de baisse d’acuité visuelle ; 42% constatent une tendance à l’insomnie (carence en sommeil), 43% évoquent des nuisances sur la vie privée (43%) et 48% sur leur envie de lire des livres.
De 18 à 27 ans, les jeunes sont 34% à ressentir une baisse de capacité de concentration, 29% se sentent vulnérables à des « valeurs négatives en ligne« , et 12% se découvrent une jalousie qu’ils n’avaient pas hier, confrontés aux « amis menant une vie meilleure que la leur » !
Pour limiter les dégâts, les usagers sont 89% à avoir pris des mesures d’autodiscipline, comme celle de limiter leur temps passé sur les réseaux sociaux (54%), ou d’éteindre les notifications automatiques (35%). Mais il leur parait impossible d’y renoncer entièrement. Ils se sont rendus indispensables en préservant les liens avec leurs amis (70%), signalant les sujets d’actualités (69%) et permettant d’élargir leurs connaissances (61%). D’ailleurs, ils sont considérés comme globalement positifs : 79,8% des internautes sont satisfaits des changements apportés par les réseaux sociaux dans leur vie. (source : sondage réalisé par Kantar, division du groupe WPP).
– Le nombre de très riches Chinois (+ de 10 millions de yuans d’actifs de placement, soit 1,3 million d’euros) a été multiplié par 9 en une décennie : de 180 000 en 2006, ils sont devenus 1,6 million en 2016 (source : China Private Wealth Report par Bain Consulting et China Merchants Bank).
Campagne anticorruption de Xi Jinping oblige, le pourcentage de ces nababs ayant placé leurs fonds hors frontières est de 56% en 2017, contre seulement 19% en 2011. 63% de ceux ayant investi à l’étranger passent par des fournisseurs de services financiers, dont la moitié via des banques commerciales.
Le Vent de la Chine vous invite à un voyage dans le Sud-Ouest de la Chine, au Yunnan. Connectée par autoroutes, lignes aériennes et TGV avec le reste du pays et disposant d’une base industrielle solide autour de sa capitale Kunming, la province veut s’imposer en fer de lance national du Sud-Est asiatique. Elle compte particulièrement sur ses préfectures frontalières pour tisser sa toile et déployer ses nouvelles routes de la soie (initiative OBOR).
A l’Ouest du Yunnan s’étend Dehong, riveraine de la Birmanie, peuplée d’1,3 million d’âmes sur 11.500 km² de collines et vallées tropicales humides. 41% de ces Yunnanais sont d’ethnies minoritaires, tels les Bai ou Lisu. Ils sont aussi de fervents bouddhistes, avec leurs graciles temples de style birman aux dômes dorés à la feuille. « Surtout, selon M. Dao, cadre local, nous sommes la porte de l’Asie du Sud-Est et de l’Inde », par où transitent les camions de textiles, machines, semences et engrais chinois, populaires dans les pays voisins. Indice des ambitions de la région, Ruili Airlines, la compagnie de la ville voisine, vole depuis 2014 sur Rangoon, Calcutta et New Delhi avec 9 Boeing, pour l’instant au départ de Kunming. Mais d’ici 2022, une fois des travaux d’extension achevés, ce sera depuis Mangshi, le chef-lieu de préfecture.
Toutefois, les 503km de frontière de jungle et de rivières avec la Birmanie n’offrent pas que des avantages. En face, c’est le Triangle d’or, source de 95% de l’héroïne et 97% de l’ice (métamphétamine) consommées en Chine. En dépit d’un discours officiel évoquant une situation « sous contrôle », le trafic de drogue fait rage—les toxicomanes chinois sont estimés à 10 millions au bas mot. Au bord des routes, des panneaux très spéciaux mettent en garde : « une prise d’héroïne, c’est un pas vers la gueule du tigre ». A bon entendeur…
À l’Est du Yunnan, la préfecture de Wenshan et ses 3,6 millions d’habitants, borde le Vietnam. Ici, la spécialité est le ginseng blanc (Panax), plante médicinale renommée pour ses effets bénéfiques sur le système cardio-vasculaire. Cultivée au centre R&D local en des centaines de variations, il alimente en semences des dizaines de milliers de cultivateurs, dont la récolte fait vivre 1260 PME locales de transformation (11,4 milliards de ¥ de ventes par an). Toutefois la majorité de cette récolte part ailleurs, à travers toute la Chine : les ventes nationales de ginseng non transformé, atteignent 100 milliards de ¥.
Ayant repris les méthodes mises au point par Nestlé à Pu’er dans sa base caféière du Xishuangbanna (Yunnan), Hogood, le groupe étatique de Mangshi (Yunnan) fait vivre 60.000 paysans, leur achetant 8,6 milliards de ¥ de fèves en 2016. Comme Nestlé, il fournit semences et formation, et paie au cours du jour en bourse de New York. Puis le groupe extrait la fève, la torréfie et la conditionne en « prêt-à-boire », café moulu, soluble ou lyophilisé, vendu en Chine et dans 50 pays (y compris ceux d’Europe, via la ligne ferrée Chongqing – Duisburg). Hogood propose aussi un étonnant café de luxe : la baie est d’abord dévorée par la civette d’élevage, digérée, puis la fève est récupérée, lavée, torréfiée et vendue 1000 $ le kilo au Japon et à Taïwan !
En 2016, Hogood employait 2000 actifs et faisait 330 milliards de ¥ de ventes. D’ici 2025, ses surfaces de caféiers atteindront 130.000 ha, contre 18.000 actuellement. Alors, ses exportations et importations (avec des achats de fèves de Birmanie, Vietnam et Indonésie) s’élèveront, selon ses prévisions, à 50 milliards de ¥, et ses ventes nationales à 100 milliards de ¥. D’ici là, Hogood aura lancé sa nouvelle chaine de lyophilisé, d’une capacité de 33.000 tonnes par an, ayant coûté 2 milliards de ¥. Ainsi il prétend passer n°1 mondial du café instantané !
Ce qui frappe à travers ces chiffres ambitieux, est son double objectif :
– maîtriser toute la chaîne de production (ne pas laisser aux multinationales le monopole de la transformation, segment où se génère l’essentiel du profit) ;
– peser comme acteur mondial de cette denrée. Un clip de présentation annonce Kunming comme place boursière du café, comparable à celles de New York ou Londres, d’ici 2025.
Mais dans son ambitieux programme, il y a loin de la tasse aux lèvres : Hogood trouvera-t-il, sur son sol ou ailleurs, assez de terres propices à la culture du café pour alimenter son expansion programmée ? Aussi, le groupe semble miser principalement sur le lyophilisé. Ce calcul est-il bon, quand on voit la jeunesse chinoise le délaisser au profit du café frais, voire les cafés « 3ème vague », valorisant l’origine ? Conscient du risque, Hogood travaille depuis 2016 avec le groupe italien NexTS, pour mettre au point une capsule de type Nespresso…
Au final, Hogood apparait l’archétype d’un géant sectoriel comme la Chine en compte tant, surgi de nulle part en l’espace d’une nuit, évidemment à faveur du soutien financier étatique, et prêt à prendre sans complexe une place de n°1 mondial—si la chance ne le lâche pas !
En 2011, le complexe du groupe pharmaceutique Yunnan Baiyao (云南白药) déployait ses lignes futuristes au cœur d’une zone industrielle au sud-est de Kunming. Depuis lors, ses 40 lignes de production importées débitent leurs milliers de gélules à la minute. En 2016, avec 22 milliards de ¥ de ventes, Baiyao est un fleuron de l’industrie du Yunnan.
La légende débuta en 1902, quand Qu Huanzhang, guérisseur de 22 ans créa sa « poudre blanche » aux vertus coagulantes, à base de ginseng. En 1955, après sa mort, son épouse légua la recette (secrète) à l’Etat. En 1971, la première usine vit le jour, propriété de la province.
Aujourd’hui, Baiyao emploie plus de 8000 agents. Dans les années 2000, Baiyao élargit son catalogue aux produits d’hygiène et cosmétiques : pansements, shampoings et dentifrices, tous intégrant la fameuse poudre blanche. Tous publics sont visés, les femmes, les enfants, le 3ème âge, les sportifs… Les ventes de ces produits dérivés ont désormais dépassé celles du produit d’origine.
En 2013, un incident advint : un activiste consumériste du Liaoning attaqua Baiyao, lui reprochant d’incorporer l’aconitine, substance toxique interdite en Europe et aux USA, et d’omettre (contre la loi) de le mentionner sur l’emballage. Réclamant en dommage le montant symbolique 11,5 ¥, le prix en pharmacie du produit, la plainte obtint un fort succès médiatique.
Baiyao fit valoir que l’aconitine figurait depuis toujours sur la liste des ingrédients de la pharmacopée traditionnelle chinoise, et qu’elle entrait bien dans la composition du Baiyao mais en traces trop faibles pour constituer un risque pour la santé. Au reste, comme le Coca-Cola, Baiyao avait le droit de conserver secrète sa formule. Le groupe ne fut pas davantage inquiété.
Par ailleurs, le procès avait inquiété les actionnaires privés, titulaires de 41,5% des parts. Pour faire de Baiyao un groupe mondial et développer ses ventes hors frontières, ils voulaient un conseil d’administration plus ouvert, un management moderne et transparent… Sous l’arbitrage de la SASAC (l’administration des consortia publics), direction et actionnaires privés négocièrent en juillet 2016. Mais les palabres s’achevèrent en mai 2017 par un échec, la province empêchant les acteurs privés de franchir la barre des 75% nécessaires pour privatiser un groupe public, signe d’une détermination à conserver sa vache à lait !
C’est l’histoire d’un riz disparu et retrouvé. A l’époque Ming au XVII. siècle, le roitelet de Mangshi (Yunnan) s’en alla à Pékin, comme tous les vassaux, faire acte d’allégeance à l’empereur. Avec lui, il apportait quelques sacs d’un riz rare, dit « haomu », qu’il offrit au souverain. Le résultat dépassa toutes ses espérances ! S’étant délecté, le souverain le rebaptisa « Gongmi » (贡米 ou riz du tribut), et en commanda 500kg en guise de tribut annuel, l’affranchissant ainsi d’un paiement en espèces sonnantes et trébuchantes !
Trois siècles plus tard, la fortune du Gongmi changea durant la révolution culturelle. Il faillit disparaître : Pékin privilégiait le volume sur la qualité, et rejetait cette graminée au cycle lent (180 jours), ne permettant qu’une récolte par an.
Il fut sauvé au début des années 90 par la firme agronomique locale Zhefang. Après une recherche génétique pour booster ses performances, à 7,2 tonnes à l’hectare, son patron Shen Jiabi voulut le recultiver. Du fait de sa croissance lente, le Gongmi concentre les arômes du terroir, et garde une fermeté inimitable.
Pour promouvoir le Gongmi, Zhefang offre aux cultivateurs semences et engrais, à condition qu’ils lui livrent leur récolte. De la sorte, la vallée proche de Mangshi cultive 13.000 hectares de Gongmi, dont une fraction en qualité « bio », sans pesticides (remplacés par des insecticides électriques, alimentés par panneaux solaires). Rien ne se perd : une fois le riz décortiqué, le son passe dans l’aliment d’élevage porcin (très recherché pour sa chair ferme), dont les déjections finissent en engrais naturel dans la rizière. Enfin le grain écarté pour cause de qualité insuffisante, va à la distillation en un alcool localement renommé.
Quinze ans plus tard, le riz de l’empereur a restauré sa gloire d’antan, et Zhefang prospéré par son coup de génie. Classé parmi les 10 meilleurs riz du pays, il se vend jusqu’à 1000 yuans du kg pour les meilleures variétés, et son prix plancher atteint le double du marché, soit 16 yuans le kilo pour les sous-espèces – double du cours normal. Cette culture locale s’avère un puissant outil de lutte contre la pauvreté, assurant 3000 à 5000 yuans de revenu annuel à 140.000 petits paysans, pour la plupart d’ethnies Dai ou Jingpo. De ce fait, Zhefang été désignée une des 16 meilleures firmes agronomiques du pays.
En 1949 débarqua la Révolution. Champs et rizières furent collectivisés, sans que nul n’ose plus demander à quel village ils appartenaient, au risque de subir l’accusation fatale de contre-révolutionnaire. En parallèle, chaque village continuait à vouer une haine profonde contre l’autre. De longue date, on avait oublié la cause réelle de la dissension. Seuls les temples, où l’on allait le soir en cachette, gardaient vives la plaie, la rancœur.
La guerre faillit même rejaillir en 1976, à propos du cimetière. Depuis toujours, chaque clan avait son espace privatif pour enterrer les siens, avec entre les deux, une ligne de démarcation. Mais un jour, par oubli, une famille avait enseveli la grand-mère en terre ennemie. S’en apercevant, ceux d’en face avaient vu dans cette bévue un crime prémédité. Sans perdre une heure, les clans se dressaient sur leurs ergots, s’agonisant d’injures. Des resserres et des greniers, on avait ressorti tromblons, fourches, et jusqu’aux canons de fortune. L’hécatombe avait été évitée de justesse par la milice, s’interposant juste à temps pour laisser le secrétaire du Parti calmer les esprits.
Puis sous Deng Xiaoping dans les années ‘80, vint l’ère moderne : la centrale électrique, la première usine de chaussures, l’école ouverte à tous les enfants, sans distinction de sexe ni de clan. C’était une drôle de paix. Elle régnait de jour sous l’ordre du Parti, mais le soir venu, la chienlit reprenait ses droits, les gosses en bandes échangeant des horions après l’école, Wushan contre Yuepu, avec la bénédiction tacite des parents. Et si jamais un flirt enflammait des cœurs, le conseil des anciens y mettait vite bon ordre. Le Parti, dans ces affaires, se tenait à l’écart.
De la sorte, les villages évoluaient dans un mélange de prospérité et de rancœur : mélange toujours plus hétérogène, toujours plus absurde. Dès l’an 2000, 110 usines de chaussures fleurissaient, accompagnées de myriades de petits commerces. En 2014, était inaugurée la 4ème digue, 10m de large et 10 m de haut, victoire finale sur les inondations. Mais depuis 10 ans, six couples avaient été brisés, la femme forcée à avorter. En leur maladive défense de la vertu, les anciens semblaient plus engagés à la sauvegarde du passé qu’à celle de l’avenir, et à terrasser le flux de l’amour plutôt que celui de la rivière commune.
Au final, la crise se dénoua dans les formes-même qui l’avaient vu naître. Trois siècles plus tôt, l’amazone Xiao Fang de Yuepu, le brave Xiao Wang de Wushan, fierté de leurs villages, s’étaient aimés mais avaient été contraints de sacrifier leur bonheur aux intérêts de leurs clans. Or en 2000, le « hasard » voulut qu’ils se réincarnent sous les mêmes traits, les mêmes noms. Se fréquentant depuis la maternelle, nos écoliers avaient ressenti une attraction mystérieuse mutuelle, comme une gémellité atavique dont la force les dépassait—porteuse d’un destin bien plus vaste qu’eux deux. Conscients de la haine anachronique déchirant leurs villages, ils avaient su garder secret leur passion – nul dans leurs familles ne s’en était aperçu.
En 2005, Xiao Fang entra à l’université à Quanzhou. Les années qui suivirent, ils ne cessèrent de se parler, entretenant la relation par téléphone et de brûlants SMS. Ce n’est qu’en 2014 qu’elle put retourner à Yuepu, de revoir enfin son Xiao Wang, pour constater qu’ils étaient déterminés de partager leurs vies. Il fut alors temps d’affronter l’épreuve du feu, la présentation de Xiao Wang aux siens.
La résistance des clans tint 12 mois, plus par principe qu’autre chose. Ils avaient pour eux leur solidité, leur sentiment mûri par les années. De plus, ils avaient la loi de leur côté – rien ne les empêchait plus de s’unir. Les anciens finirent par rendre les armes mais posèrent leurs conditions : les noces devraient se tenir ailleurs, pour ne pas choquer les gens. Elles eurent donc lieu en stricte intimité en 2015, dans une bourgade voisine, à la sauvette. Déjà, les commères prédisaient la catastrophe : maladie, infidélité, calamité devraient s’abattre, comme châtiment des ancêtres et des Dieux…
Mais quand, en mars 2017, accoucha Xiao Fang, ce fut la stupéfaction générale : ni mort-né ni malformation, mais au contraire, deux poupons mâles éclatant de santé ! Ils faisaient la gloire du clan—pardon, des deux clans. Désormais, le sang des Fang et des Wang rejaillissait régénéré, ivre de fierté et de joie.
Dès lors, les clans mirent les bouchées doubles pour rattraper ces siècles d’aveuglement. L’auspicieuse date du 1er mai 2017 fut choisie pour la réconciliation. Des banderoles écarlates furent déployées, les tables dressées, et les cochons embrochés, mis à rôtir. Les violoneux et tambourinaires accoururent. Invités avec le maire, le secrétaire du Parti et autres édiles, les prieurs bouddhistes et taoïstes en tenues carmin et noires, récitèrent leurs exorcismes, mettant fin formelle à 300 ans d’imprécation (cf photo).
Après la cérémonie, 500 villageois trinquèrent à la santé de Xiao Fang et Xiao Wang. Ils étaient ceux par qui tout avait débuté, et par qui tout finissait. Ils avaient tout gagné, la liberté de s’unir, sans manquer de respect aux anciens, ni aux ancêtres. Mais comment s’étaient-ils montrés plus fort que les hommes et que leur temps ? Les vieux sages disent que ce fut par « shī xīn zì rèn » (师心自任)- « en éduquant leurs cœurs pour en faire des maîtres » !