Le Vent de la Chine Numéro 5-6 (2020) Spécial 2019-nCov
Si le Président Xi Jinping avertissait en janvier 2019 contre les risques de « rhinocéros gris » (situation connue mais sous-estimée), et de « cygnes noirs » (évènements imprévus), il n’avait évidemment pas anticipé l’émergence à Wuhan d’une épidémie d’un nouveau coronavirus (新型冠状病毒, xīnxíng guānzhuàng bìngdú) potentiellement transmis à l’homme par le pangolin. C’est en ce mammifère menacé d’extinction, très prisé en médecine traditionnelle chinoise, que deux chercheurs de l’Université agricole de Chine méridionale (Canton) ont retrouvé 99% des traits génétiques du virus 2019-nCov. Cette maladie lui aurait été transmise par la chauve-souris, également à l’origine du SRAS en 2002… Déjà affublé de surnoms divers tels la « pneumonie de Wuhan » ou le « virus chinois », le 2019-nCov sera officiellement baptisé les prochains jours. Les épidémies passées (la « grippe espagnole », le « syndrome respiratoire du Moyen-Orient » ou la « grippe porcine ») ont permis d’aboutir à une règle stricte afin de prévenir toute stigmatisation : tout nouveau nom doit éviter l’évocation d’un lieu géographique, d’une personne, d’un aliment ou d’un animal. En attendant, la Chine lui trouvait un nom temporaire, la « Pneumonie à Nouveau Coronavirus » (NCP en anglais).
Au 10 février, le bilan était de 43 111 personnes infectées, 4 098 soignées et 1018 morts, la plupart au Hubei, épicentre de l’épidémie. Toutefois, les chiffres réels sont probablement plus élevés, car les hôpitaux manquent de kits de test (eux-mêmes pas aussi fiables qu’un scanner) et de lits. Les patients sont donc contraints de rentrer chez eux, non diagnostiqués et risquant de contaminer leurs proches et leur communauté… Selon les calculs de chercheurs hongkongais, estimant que chaque patient en aurait infecté 2,68 autres, pas moins de 75 815 personnes auraient contracté le virus dans la seule ville de Wuhan. Le professeur Neil Ferguson de l’Imperial College de Londres, évalue la portée réelle du fléau à plus de 100 000 personnes contaminées. Masques, lunettes et combinaisons protectrices font cruellement défaut, mettant le personnel médical à risque. Au moins 1101 d’entre eux auraient été contaminés à Wuhan seulement. Pour renforcer des équipes à bout de souffle et de nerfs, 8 000 médecins et infirmiers du reste du pays ont été envoyés à Wuhan. Nouvelle largement médiatisée, deux hôpitaux d’urgence d’une capacité cumulée de 2 600 lits ont été érigés en un temps record (10 jours) sur le modèle de Xiaotangshan, bâti pendant le SRAS en périphérie de Pékin. Son directeur rappelait fièrement que 99% des patients internés à l’hôpital pékinois ont été soignés et qu’aucun membre du personnel ne fut infecté (contre 20% en moyenne pour les autres établissements). Mais les deux hôpitaux (qui fonctionnent en sous-capacité avec seulement 316 lits mis en service au 9 février) ne suffiront pas : un gymnase, et deux centres de convention et d’exposition ont été réquisitionnés pour accueillir 3 400 patients parmi les moins touchés. Pourtant, les habitants tremblent à l’idée que la promiscuité entre malades ne favorise la propagation du virus, ces espaces étant entièrement démunis de zone de confinement… On le sent bien, ces mesures d’urgence sont celles d’une municipalité mal préparée, dépassée par l’ampleur des évènements, faisant les frais d’un mécanisme d’alerte épidémiologique défaillant.
Entre le 10 janvier et le 2 février, seulement 1,28 milliard de voyages ont été réalisés, en déclin de 27,5% par rapport à l’an dernier. Le Dr Zhong Nanshan se veut rassurant : les congés ont été rallongés pour couvrir une période d’incubation de 14 jours. Les voyages retours ne devraient donc pas accélérer la contagion. Pourtant, après avoir revu deux fois ses propres prévisions, l’épidémiologiste affirmait que le pic de contamination n’a toujours pas été atteint, même si le nombre quotidien de nouveaux cas n’a pas augmenté depuis le 5 février. Si ce ralentissement se confirme, cela signifiera que les mesures prises par le gouvernement sont efficaces.
De toute manière, quel que soit le scénario épidémiologique, le pays ne pourra pas rester ainsi paralysé beaucoup plus longtemps… Comment les salariés en congés sans solde feront-ils pour payer leur loyer, ou rembourser leur prêt bancaire ? Comment les petites entreprises tiendront-elles, faute de trésorerie suffisante ? Comment les patrons vont-ils rouvrir leurs usines s’ils ne disposent pas d’assez de masques pour leurs ouvriers (ceux qui reviennent) ? Enfin, comment la population va-t-elle réagir lorsque des millions vont revenir en ville, alors que de nouveaux cas de coronavirus continuent d’apparaître chaque jour ? Le gouvernement amorce une esquisse de réponse, consistant en des exemptions de taxes et d’impôts, en des injections de liquidités par la Banque Centrale (174 milliards de $), en une obligation aux entreprises de verser un salaire minimum à leurs employés bloqués par les mesures de quarantaine. Certaines villes appellent même les propriétaires à exempter leur locataire de loyer (ou de le réduire) ! Une chose est sûre : si la Chine s’avance vers une reprise à marche forcée, le contexte est plus qu’incertain…
Li Wenliang était un « monsieur tout le monde ». Il aimait les gadgets technologiques, les compétitions de billard et poster des photos de ses repas sur Weibo. Parfois, il se plaignait de ses conditions de travail en tant qu’ophtalmologue à l’hôpital Central de Wuhan, ou du prix des compléments alimentaires pour les femmes enceintes. En 2011, il s’indignait qu’un journaliste de la CCTV ait été limogé pour avoir osé poser des questions embarrassantes suite à la collision de trains à Wenzhou. Deux ans plus tard, il se réjouissait de l’assouplissement de la politique de l’enfant unique. En novembre dernier, il rêvait d’amener son fils voir la Grande Muraille en automne. Il chérissait son rôle de père, de mari et était un modèle de piété filiale. Il était également membre du Parti.
Le jeune homme de 34 ans avait étudié la médecine à Wuhan, et en avait fait sa ville d’adoption. Le 30 décembre 2019, il avertissait dans un groupe WeChat ses anciens camarades de promo de l’apparition d’un nouveau virus de type SRAS au marché de Huanan, ayant déjà contaminé 7 personnes. Suite à ce message, la police le convoquait le 3 janvier pour propagation de « fausses rumeurs ». Il faisait probablement partie des huit personnes sanctionnées pour ce même délit début janvier. Le 12 janvier, le Docteur Li était hospitalisé après avoir présenté des symptômes de la maladie… A l’époque, les autorités niaient toujours la transmission interhumaine. Le 28 janvier, un juge de la Cour Suprême défendait l’action de Li et des autres lanceurs d’alerte (dont au moins deux autres médecins, Liu Wen et Xie Linka) : « si seulement le public avait écouté ces rumeurs, la population aurait peut-être pris plus de précautions ». Le lendemain, la police tentait de se justifier en affirmant que ces personnes avaient simplement été convoquées à « prendre le thé ».
Le 1 février, le Dr. Li annonçait avoir été diagnostiqué du coronavirus, maladie qu’il aurait contractée au contact d’un patient qu’il traitait pour un glaucome. Depuis son lit d’hôpital, il donna plusieurs interviews pour partager sa version des faits au plus grand nombre. Résonnant comme un testament, Li Wenliang déclarait que la vérité est plus importante que la justice, et désapprouvait l’interférence excessive des pouvoirs publics. Héros malgré lui, il ne se considérait pas comme un lanceur d’alerte, ayant simplement souhaité avertir ses amis… Dans la nuit du 6 au 7 février, après plusieurs annonces contradictoires, son décès était finalement confirmé.
L’annonce de sa mort (670 millions de vues du Weibo) provoqua une vague d’émotion et de profonde colère à travers le pays, d’une ampleur inédite. Les autorités locales étaient blâmées pour la mort de Li Wenliang. « On attend toujours des excuses », écrivaient certains. D’autres postaient que « la punition du médecin sera une honte dans l’histoire anti-épidémique chinoise ». Sur Weibo, sa mort est devenue un catalyseur pour réclamer plus de liberté d’expression : le hashtag « je veux la liberté d’expression » gagnait 2,86 millions de vues avant d’être censuré. En réaction, le quotidien nationaliste Global Times affirmait que la mémoire de Li devait être respectée, mais que la nation devait rester unie face à l’épidémie (suggérant ainsi aux lecteurs d’exprimer leur peine, mais patriotiquement). La Croix Rouge chinoise (critiquée pour sa mauvaise distribution d’équipements médicaux) essayait de se racheter en annonçant une donation d’un million de yuans à la famille du défunt. Plus étonnant, les firmes Bytedance et Qihoo360 promettaient la même somme, manière indirecte d’exprimer leur soutien. Sa veuve niait avoir passé un appel aux donations, mais accepterait un geste du gouvernement, de l’hôpital de Li, ou d’une association caritative.
D’ordinaire, l’opinion est plus ou moins divisée sur la version des faits, mais cette fois, chacun s’accorde sur l’injustice subie par Li Wenliang. Une unanimité dangereuse pour le régime. Depuis Wuhan, le professeur Qin Qianhong va jusqu’à comparer la mort du docteur à celle de Hu Yaobang (ayant déclenché les événements du printemps de Pékin). Sans perdre de temps, la Commission Nationale de Supervision envoyait dès le lendemain une équipe de neuf cadres (huit de la propagande et de la sécurité publique, un de la santé) enquêter sur l’affaire. C’est une décision rare, qui vise à apaiser l’opinion en désignant un bouc émissaire. Mais le régime doit faire face à un dilemme : comment punir des cadres pour calmer la colère du public mais ne pas décourager ceux qui se battent contre l’épidémie ? Il parait improbable que le Parti cède d’un pouce sur son monopole de l’information, mais si le public ne peut s’exprimer, ces crises de confiance seront récurrentes…
Après avoir été mise à distance par la Chine lors des premiers mois du SRAS en 2003, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ne tarit pas d’éloges à l’égard du gouvernement chinois pour sa gestion de l’épidémie du 2019-nCov. Mais l’OMS se fait aussi remarquer par ses annonces tardives, en décalage avec la réalité du terrain, laissant planer le doute sur ses priorités.
Officiellement, le bureau chinois de l’OMS était notifié le 31 décembre de l’apparition d’une « mystérieuse pneumonie » ayant contaminé 27 personnes à Wuhan. Une semaine plus tard, des chercheurs chinois isolaient la souche du virus. « Un tour de force » selon l’OMS, qui validait le 10 janvier l’apparition d’un nouveau virus de type SRAS. Le 12 janvier, elle félicitait la Chine pour avoir partagé la séquence génétique du virus. Après plusieurs cas avérés dans une même famille, elle reconnaissait une transmission interhumaine « limitée » le 14 janvier, mais niait toute contamination du personnel médical. Quelques jours plus tard, la Chine révélait que 14 docteurs et infirmières avaient été infectés par un seul malade… Jusqu’au 19 janvier, l’OMS ne semblait pas suspecter l’absence de cas de contamination dans d’autres villes de Chine, alors que le virus avait déjà fait un bond hors frontières. Le 20-21 janvier, l’OMS était autorisée à faire une visite de terrain à Wuhan. Le lendemain, l’organisation tenait son premier comité d’urgence, confirmant en fin de compte la transmission « persistante » entre humains. Malgré de vifs débats et une propagation du virus dans une dizaine de pays, l’OMS refusa de déclarer un état d’urgence international. Selon Le Monde, l’organisation basée à Genève aurait renoncé à cette annonce sous pression de la Chine, soucieuse de stabilité sociale et d’éviter les conséquences négatives d’une telle décision pour l’économie. Puis le 28 janvier, le directeur de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus (ancien ministre de la Santé et des Affaires étrangères éthiopien) s’envolait pour Pékin, où il salua les mesures chinoises inédites, notamment la mise en quarantaine d’une province entière et de ses 56 millions d’habitants. Le 30 janvier, après la deuxième réunion du comité, le directeur de l’OMS n’avait d’autre choix que de déclarer un état d’ « urgence de santé publique de portée internationale », mais assurait que ce n’était en aucun cas « un vote de défiance à l’égard de la Chine ». « La Chine doit être félicitée pour ses mesures extraordinaires… Elle place la barre haut en créant un nouveau standard de réponse épidémiologique, et ce n’est pas une exagération ». Enfin, Dr. Adhanom Ghebreyesus affirmait que« la détermination chinoise à la transparence ne fait aucun doute », bien qu’il soit de notoriété publique que certains cadres locaux aient tenté de cacher l’épidémie à ses débuts (Pékin menaçant même de les « clouer au pilori de la honte pour l’éternité »). Le DG tirait aussi son chapeau au Président Xi Jinping (en retrait depuis le début de crise), « impressionné par sa connaissance de la situation et par son implication personnelle, démontrant une capacité de leadership très rare ». Le 4 février, le directeur vantait à nouveau les mérites chinois : « grâce aux efforts de la Chine à l’épicentre de l’épidémie, le nombre de cas dans le reste du monde reste relativement faible » (330 cas et 1 décès). Puis quand John Mackenzie, expert du SRAS et des grippes aviaires et membre du comité d’urgence de l’OMS, accusait les autorités chinoises d’avoir cherché à couvrir l’épidémie à ses débuts, le DG répondait que la Chine ne serait à blâmer qu’au terme d’un « examen scientifique à postériori », démontrant l’existence de fautes et de manquements…
Sans contester le professionnalisme de l’OMS, certains observateurs s’interrogent sur son agenda politique : les recommandations de l’équipe dirigeante de l’Organisation Mondiale de la Santé sont-elles davantage motivées par la volonté de contenir ce virus (présent dans 25 autres pays), ou bien par le souci de sauvegarder la relation avec la Chine, un des principaux contributeurs à son fonctionnement ? En d’autres termes, comment aider la Chine sans la froisser ? Car jusqu’à présent, l’OMS a fait preuve d’une attention toute particulière à ménager les intérêts et l’image de la nation chinoise, reprenant même ses éléments de langage et semblant parfois renoncer à sa prudence médicale, au profit d’une sympathie diplomatique abandonnant son apparente impartialité « au dessus de la mêlée ». C’est que beaucoup de choses ont changé depuis le SRAS : la Chine est notamment devenue la 2èmecontributrice financière de l’ONU, lui permettant ainsi de peser sur les décisions et les nominations au sein des organisations internationales. Jusqu’en juin 2017, l’OMS était d’ailleurs dirigée par Margaret Chan. Selon le site de l’OMS, « sa gestion efficace de la crise du SRAS » lui avait valu d’être la première représentante de la République Populaire de Chine élue à la tête d’une organisation de l’ONU en 2006. Auparavant directrice de la Santé à Hong Kong, Mme Chan avait pourtant été vivement critiquée par le Legco et les familles des 299 victimes pour sa passivité et sa crédulité vis-à-vis des informations venues de Chine…
Enfin il convient de se demander si cette inflexion perceptible de l’OMS en faveur de la Chine, ne va pas lui coûter en terme de crédibilité. Déjà, certains de ses membres se distancient de ses recommandations. Etats-Japon, France, Espagne, Canada, Turquie, Kenya procédaient au rapatriement de leurs ressortissants dans le Hubei. De même, des dizaines de nations passaient outre les appels répétés de l’OMS de ne pas émettre de restrictions aux voyageurs en provenance de Chine, par crainte de favoriser la peur et la stigmatisation…
Dans la presse, les comparaisons entre le SRAS et le nouveau coronavirus sont légion. En se penchant dans les archives du Vent de la Chine, on réalise que même si le pays a beaucoup évolué depuis l’épidémie de 2003, les points communs avec la crise d’aujourd’hui sont nombreux.
La première différence avec l’époque du SRAS concerne bien sûr l’accès à l’information. En 2003, les réseaux sociaux n’existaient pas. La panique ne débuta réellement que lorsque les médias et les organisations internationales sonnèrent l’alarme. Aujourd’hui, le public croule sous les articles, photos, vidéos, reportages… Une surabondance qui rend parfois difficile de démêler le vrai du faux.
En 2003, une mission de l’OMS était invitée tardivement à Pékin. A l’occasion, elle mettait en garde la Chine de l’impact des grandes migrations (congés du 1er mai 2003) sur la propagation du virus tant que l’épidémie n’était pas sous contrôle. Aujourd’hui, la Chine collabore de bonne grâce avec l’organisation internationale et semble avoir bien retenu la leçon en prenant des mesures drastiques d’isolation de plusieurs villes. Pourtant, la vitesse de contagion du coronavirus est beaucoup plus rapide que celle du SRAS. Cela peut, en partie, s’expliquer par la démultiplication, en 17 ans, des autoroutes, voies ferrées, et du trafic aérien, propageant en quelques semaines la maladie aux quatre coins du pays (et à l’étranger).
Si le nouveau virus est apparemment moins meurtrier (par rapport au nombre de cas recensés) que le SRAS, c’est aussi grâce à l’accès aux soins qui s’est sensiblement amélioré depuis 2003. La Chine a également fait des progrès immenses en contrôle épidémiologique, notamment en créant un réseau national de Centres de prévention des maladies infectieuses (CDC). Ironiquement, elle dispose même d’un laboratoire de type P4… à Wuhan. Sur le front de la recherche, alors qu’il avait fallu au moins trois mois aux scientifiques chinois pour révéler la séquence génétique du pathogène du SRAS, le nouveau coronavirus était démasqué en une semaine et ses souches distribuées à la communauté scientifique internationale.
Economiquement, le Chine de 2003 n’a plus grand chose en commun avec celle d’aujourd’hui. A l’époque, elle venait juste d’entrer à l’OMC, et entamait son boom d’équipement en infrastructures. Ces chantiers publics avaient contribué à remettre le pays sur pied après le SRAS. Malgré les craintes des analystes, anticipant que le SRAS encouragerait les firmes à amorcer une diversification de leurs fournisseurs pour réduire leur dépendance envers la Chine, le pays réussit à maintenir son statut « d’usine du monde ». 17 ans plus tard, le PIB chinois a quadruplé, ayant largement profité de la mondialisation des chaînes d’approvisionnement, ce qui implique que le reste du monde sera plus impacté aujourd’hui que lors du SRAS. La Chine doit également faire face à des vents contraires qui ne soufflaient pas en 2003 : un fort endettement, une économie qui ralentit, et la guerre commerciale sino-américaine.
La technologie joue également un rôle majeur aujourd’hui : une poignée de services sur smartphones qui n’existaient pas lors du SRAS, comme celui de VTC de Didi Chuxing, les « kuaidi » (compagnies de messagerie), ou les livraisons de repas par Meituan ou Ele.com, permettent aux villes de maintenir un certain niveau de normalité malgré l’épidémie. Des programmes comme DingTalk et WeChat Work permettent à des millions de travailler depuis chez eux.
Dernière différence notable : le SRAS fut le cadeau empoisonné de l’équipe de l’ex-Président de Jiang Zemin, à Hu Jintao et Wen Jiaobao, nouveau tandem intronisé lors de l’Assemblée Nationale Populaire en mars 2003 (durant laquelle le 1er cas pékinois fut hospitalisé en secret). Aujourd’hui, le Président Xi Jinping est fermement aux commandes du pays depuis 2013, et a œuvré pour une centralisation des pouvoirs inédite, avec les moyens modernes.
Parmi les points communs les plus frappants, figure la rétention d’informations aux premiers jours de l’épidémie. En 2003, l’OMS déclarait que « le mois de décembre était perdu pour l’humanité dans la lutte contre le SRAS ». Or dans celle contre le 2019-nCov, l’histoire devrait retenir que les quelques semaines entre fin décembre et mi-janvier ont également été perdues… Car les vieilles habitudes ont la peau dure. Les cadres locaux n’ont pas changé de mentalité : par crainte des répercussions, ils ont préféré couvrir les situations problématiques dans l’espoir de sauver leur place.
A l’époque, le Premier ministre Wen Jiaobao menaçait de limogeage tout cadre qui omettrait de rapporter « sous 2h ses cas de SRAS ». En cas de silence aboutissant à de nouvelles contagions, ils risquaient même la prison. En 2020, la Commission Centrale Politique et Légale promet à ces mêmes cadres passifs, « d’être cloué au pilori de la honte pour l’éternité ». Mais, sur la sellette, le maire de Wuhan se défend, affirmant n’avoir pas pu réagir plus vite dans l’attente du feu vert de Pékin. Ces arguments rappellent ceux, 17 ans plus tôt, du gouverneur de Canton, qui déclara avoir prévenu les autorités centrales « à temps ». En 2003, suite à l’échec du régime face au SRAS, le Ministre de la Santé Zhang Wenkang (l’ancien médecin du Président Jiang Zemin) et le maire de Pékin Meng Xuenong étaient évincés. En 2020, on s’attend à la désignation d’autres boucs-émissaires pour le 2019-nCov, au niveau municipal ou provincial.
Il y a 17 ans, les fauteurs de troubles (par SMS ou sur internet) étaient arrêtés, et la presse muselée (dont le journal le plus libre de l’époque, le Nanfang Zhoumo). En 2019, ceux ayant tenté de lancer l’alerte pour le coronavirus ont également été inquiétés, et les réseaux sociaux, étroitement surveillés voire censurés. Même traitement pour les médias (y compris ceux privés tels Caixin et Caijing) dont la marge de manoeuvre s’est rétrécie en peau de chagrin depuis l’époque du SRAS. Cette mise au pas affaiblit la capacité de réaction du pays face aux épidémies.
Sans surprise, les lanceurs d’alerte de l’époque et d’aujourd’hui sont médecins : en 2003, les docteurs Jiang Yanyong et Zhong Nanshan tiraient la sonnette d’alarme. Le Dr Jiang fut par la suite, interdit de prise de parole publique. A ce jour, il est assigné à résidence. Les premiers jours de 2020, le Dr. Li Wenliang était parmi les premiers à tenter de révéler « un virus similaire au SRAS en apparence », avant d’être puni par les autorités, puis contaminé, et de succomber le 6 février, suscitant une vague d’émotion et de colère profonde parmi ses concitoyens.
Avec les années, la Cour Suprême n’a pas changé de ton, promettant la prison, voire l’exécution, à quiconque fuit la quarantaine ou met en danger la vie d’autrui.
Pour orchestrer la contre-attaque, le Président Hu Jintao déléguait en 2003 la gestion de la crise à Mme Wu Yi, vice-Premier ministre, qui monta un « mécanisme national médical d’urgence », composé de 12 sages, destiné à « diffuser les nouvelles médicales et à émettre des alertes précoces ». L’histoire se répéta le 24 janvier 2020 : Xi Jinping fit convoquer un nouveau groupe central directeur, sous la houlette de Mme Sun Chunlan, également vice-Premier ministre. Un autre groupe fut constitué, rassemblant 13 experts autour de Zhong Nanshan, docteur de 83 ans ayant gagné sa réputation d’homme intègre durant la crise du SRAS.
Aux grands maux les grands moyens, Wuhan bâtissait en 10 jours deux nouveaux hôpitaux, selon le modèle de celui de Xiaotangshan, construit en banlieue de Pékin lors du SRAS en 2003 (cf photo). Hier et aujourd’hui, ces établissements sont sous contrôle de l’armée.
Déjà l’époque, Pékin avait préconisé, suite à l’épidémie, la mise au ban de toute consommation d’animaux sauvages. En 2020, rien de nouveau sous le soleil : la même promesse est solennellement réitérée…
Enfin, début février, lors de son passage à Pékin, le Premier ministre cambodgien Hun Sen, marchait sur les traces du français Jean-Pierre Raffarin, en demandant à rendre visite à ses concitoyens à Wuhan, épicentre de l’épidémie. Même si sa requête a été refusée, ce geste amical ne sera sûrement pas oublié…
Pour le mot de la fin, comme l’écrivait Eric Meyer en 2003 : « avec une bonne politique d’information, ce virus qui effraie plus par sa nouveauté que par sa létalité, n’aurait pas tant ému ».
Dans ce climat pour le moins pathologique, ces quelques initiatives solidaires, anecdotes cocasses et technologies innovantes, ont le mérite de redonner le sourire !
Qui n’a pas vu sur les réseaux sociaux, ces citoyens rivalisant d’inventivité pour faire face à la pénurie de masques ? Parmi les créations les plus imaginatives, on voit apparaître des masques en peau d’orange, ou bien confectionnés à partir d’un demi soutien-gorge, d’une serviette hygiénique, ou d’un bidon de cinq litres dont le fond a été découpé, permettant de recouvrir le crâne entier d’un « scaphandre » transparent…
De même, dans plusieurs vidéos devenues « virales », des voisins criaient à l’unisson des slogans d’encouragements à la ville de Wuhan (« 武汉加油», littéralement « allez, Wuhan ! ») depuis leurs fenêtres. Pourtant, cette initiative fut rapidement stoppée, qualifiée de« trop dangereuse » par les médecins, des postillons pouvant se déposer aux étages inférieurs et propager le virus…
Pour faire passer le temps et sensibiliser l’opinion à leur sort, certains habitants partagent un peu de leur quotidien sur Weibo. Le hashtag « Journal intime d’une ville en quarantaine » (封城日记) a déjà été vu plus d’un milliard de fois. Dans d’autres régions de Chine, les internautes affichent leur solidarité en postant des photos des fameuses « nouilles sèches et chaudes » (热干面), une spécialité de Wuhan, aux côtés de leurs plats favoris. Heureusement, l’humour n’a pas disparu : une blague « contagieuse » prédit un boom des naissances au mois de novembre 2020 suite à ces longues heures passées entre quatre murs…
Nos amis les bêtes ne sont pas oubliés. Une association a déjà sauvé plus de 200 animaux de compagnie à Wuhan, abandonnés par leurs propriétaires craignant pour leur santé. D’autres habitants, incapables de rentrer chez eux, ont fait appel aux bénévoles pour aller nourrir leur chien ou leur chat…
Dans le Hubei, un homme originaire du district de Huangmei, se trouva bien embêté par la quarantaine rendant impossible de traverser le fleuve Yangtze et donc de rejoindre son lieu de travail à Jiujiang, ville de 5 millions d’habitants située sur l’autre rive. Il prit donc le large dans une embarcation de fortune, équipé d’une rame, d’un petit tabouret en bois et d’un seau en plastique pour écoper l’eau qui s’infiltrerait. Intercepté par une patrouille maritime, il fut ramené à bon port.
Pour réduire les risques d’infection, des robots conçus par le groupe shanghaien Linzhi Technology, sont envoyés désinfecter les unités de confinement des hôpitaux. Les machines autonomes peuvent asperger sols et couloirs de produit désinfectant pendant 3 heures. A Shanghai, un assistant vocal intelligent a été mis au point pour aider au suivi des personnes en isolation chez elles. Après un bref interrogatoire de la personne au bout du fil (identité, condition physique), l’assistant traite les réponses, prodigue des conseils aux patients et émet des rapports quotidiens, permettant à l’équipe médicale de contrôler la progression du virus. Le robot est capable de passer 200 coups de fil en 5 minutes ! Les géants de la livraison de repas Meituan et Ele.com eux aussi s’adaptent à la crise sanitaire, lançant un service « sans contact » avec le livreur, qui dépose le colis dans un endroit désigné.
Enfin, préparant la vague des retours, les compagnies Qihoo 360 et NoSugar Tech viennent de mettre en ligne un service gratuit permettant aux voyageurs de vérifier a posteriori si leur voisin de voyage était ou non contaminé par le virus. Il suffit de renseigner son numéro de vol ou de train, et la date du voyage. En tapant (en chinois) le nom de sa ville, on peut également voir quels vols en partance ont transporté des personnes malades. Au 31 janvier, le service avait déjà reçu 55 millions de demandes. Dans une ambiance « chasse aux sorcières », Tencent Health (腾讯健康) lancait un mini-programme permettant de localiser dans plus de 30 villes les résidences de personnes ayant été infectées.
De son côté, le champion de la reconnaissance faciale Megvii teste des caméras thermiques capables de scanner 15 personnes par seconde à plus de 5 mètres et de prendre leur température avec une marge d’erreur de 0,3 degrés. Enfin, Baidu, célèbre moteur de recherche, met aussi à l’épreuve ses capteurs infrarouges permettant de prendre la température d’une personne à 0,05 degrés près. Le système devrait être bientôt installé à la station de métro de la gare du sud à Pékin. Le coronavirus n’arrête pas le progrès !
Pour les habitants de Pékin, chaque journée débute par le même rituel : s’informer du nombre de nouveaux cas de coronavirus recensés depuis la veille. Pourtant, personne ne cède à la panique, la situation dans la capitale étant beaucoup moins sévère que dans le Hubei. Certains profitent de cette quasi-quarantaine, recommandée par le gouvernement, pour remettre en service leur tapis de course, faire de la méditation dans le calme assourdissant de la ville, ou se noyer dans le flot d’informations quotidien, plus ou moins anxiogène, qui déferle depuis le début de l’épidémie… Même si chacun s’efforce de ne pas tomber dans la psychose, le climat n’en est pas moins morose. Les invitations à dîner se sont taries et les rendez-vous sont annulés, par précaution. Certains compensent alors ce manque de vie sociale en chattant au téléphone avec leurs proches. Beaucoup se sont également remis à cuisiner eux-mêmes des produits frais, craignant que les plats qu’ils se faisaient livrer habituellement soient contaminés.
Zhao Yang, mère célibataire, trouve le temps long : « c’est difficile de garder mon fils enfermé aussi longtemps. Je ne sais plus comment l’occuper… ». Dans certaines colocations, les occupants s’évitent précautionneusement. Même scénario pour ce couple ayant passé les fêtes de Nouvel an séparément, mais qui, depuis leurs retrouvailles à Pékin, n’ose s’embrasser de peur de contaminer l’autre. Pour Zhang Wei, souffrant de maux de ventre depuis plusieurs jours, pas question d’aller à l’hôpital de peur d’y contracter le virus. Wang Lin elle, ne craint pas pour son mari médecin qui sera bientôt envoyé sur la ligne de front à Wuhan. « Je sais qu’il se protégera correctement. S’il peut sauver des vies, c’est là-bas qu’il doit être », déclare-t-elle courageusement.
D’autres sont inquiets, mais pour des motifs économiques. Wang Bin, entrepreneur, se sent pris à la gorge : « si la situation perdure, je ne serais pas en mesure de payer mon personnel, ni le loyer de mes bureaux. Je crains de mettre la clé sous la porte ».
Même si Pékin se transforme en ville fantôme lors de chaque Nouvel an chinois, les rares personnes dans les rues cette année se lancent des regards suspicieux derrière leurs masques. Lorsque la pollution se dissipe ou que la neige s’arrête, certains en profitent pour faire de belles promenades en vélo dans les avenues dépeuplées de la capitale. Les quelques monuments et temples ouverts, d’ordinaire pris d’assaut pendant les vacances, sont déserts… En revanche, les rayons des supermarchés sont bien achalandés, sauf ceux des masques chirurgicaux, désinfectants ménagers et nouilles instantanées, désespérément vides… Alors la solidarité prend le relais : les amis s’échangent des gels anti-bactériens ou des masques stockés depuis leur dernier voyage à l’étranger. Pour rentrer chez soi, il faut se soumettre à un contrôle de température à l’entrée de sa résidence. Une note est d’ailleurs apposée sur chaque porte : « toute personne ayant récemment visité Wuhan doit se signaler (ou être signalée par ses voisins) ». Dans les ascenseurs, des cure-dents sont mis à disposition pour éviter d’avoir à appuyer avec ses doigts sur la touche de son étage.
Certains ne peuvent s’empêcher d’observer qu’une chape de plomb s’abat progressivement sur le pays. Les mesures restrictivess’accumulent : le report de l’ouverture des écoles, la fermeture des cinémas et salles de sport, l’interdiction aux livreurs d’entrer dans les résidences, l’annulation des vols depuis et vers la Chine de compagnies aériennes étrangères, la fermeture des frontières des pays voisins, la mise en quarantaine de nouvelles villes chinoises…
Quelques expatriés s’interrogent : rester, quitte à être bloqué si la situation empire, ou prendre le risque de voyager et d’attraper le virus ? Pour l’instant, malgré la suspension des liaisons aériennes d’Air France, Lufthansa, Swiss, ou British Airlines, la porte n’est pas réellement fermée, puisqu’il est encore possible de rejoindre l’Europe en transitant par Dubaï par exemple. Mais ces interruptions contribuent à alimenter un sentiment de claustrophobie que l’on peut ressentir dans les conversations de certains groupes WeChat. Finalement, tout le monde s’interroge : jusqu’à quand cette situation va-t-elle durer ? Le gouvernement évalue le pic de contamination autour du 10 février. D’autres estiment que la crise devrait durer jusqu’à la fin février, mi-mars, voire début avril… Le pays entier est plongé dans l’incertitude. En attendant, sur les 10 millions ayant quitté la capitale avant les fêtes, 8 millions ne sont toujours pas rentrés selon le ministère des Transports. La seconde partie de la bataille commence…
Pour nos lecteurs en semi-quarantaine en Chine, désireux de faire passer le temps, ou pour ceux en quête d’une distraction instructive, Le Vent de la Chine vous propose une séance cinéma !
Malgré son prix au Festival Sundance en 2019 dans la catégorie ‘documentaire américain’, « La Nation de l’Enfant Unique » (独生之国) des réalisatrices Wang Nanfu et Zhang Jialing, n’est pas « désiré » par les autorités chinoises. Le reportage est inexistant sur le célèbre site de notation Douban, tandis que les médias officiels ne le mentionnent pas parmi la liste des 15 documentaires présélectionnés aux Oscars 2020. Durant 85 minutes, la réalisatrice Wang Nanfu, jeune maman de 35 ans installée aux Etats-Unis, part sur les traces de son enfance dans le Jiangxi, interrogeant ses proches sur cette politique ayant « évité » 400 millions de naissances de 1979 à 2015. Comme son prénom le laisse deviner (男栿« nanfu »signifiant « le garçon pilier »), ses parents auraient préféré un héritier mâle pour perpétuer leur nom, une préférence ancrée dans la tradition ancestrale chinoise. Mais puisque l’enfant était une fille, les parents de Nanfu furent autorisés à retenter leur chance cinq ans plus tard : et miracle, sa mère accoucha cette fois d’un garçon. « Et si tu avais eu une fille, qu’aurais-tu fait ? », demande Nanfu à sa mère. « Ta grand-mère l’aurait abandonnée dans un panier de bambou», lui répond-elle sans fard. Son oncle lui fait la même réponse, révélant avoir abandonné sa propre fille dans un marché, nourrisson qui décéda quelques jours plus tard dans l’indifférence des passants. « Personne ne voulait d’une fille à cette époque », soupire-t-il… Même son de cloche du côté de sa tante, qui confesse avoir donné sa petite de 20 jours à un trafiquant lui ayant promis de trouver une famille au nouveau-né…
Pour mieux comprendre, Wang Nanfu part alors à la rencontre de ceux ayant fait appliquer cette politique. Une vieille sage-femme lui confie avoir réalisé entre 50 000 et 60 000 stérilisations et avortements durant sa carrière. « On pouvait tuer jusqu’à 20 fœtus par jour. Evidemment, les femmes résistaient, il fallait parfois leur courir après et les attacher de force… Dans tout ça, je n’étais qu’un soldat, une simple exécutante ». Rongée par les remords, l’octogénaire espère désormais trouver son salut en traitant l’infertilité. A travers le témoignage d’une fonctionnaire du planning familial, la réalisatrice dénonce un certain endoctrinement : « au début j’avais des scrupules, mais j’ai vite compris qu’il fallait faire passer l’intérêt de la nation avant mes propres sentiments. C’était nécessaire pour la survie du pays dans cette ‘guerre contre la population’(après le baby-boom encouragé par Mao dans les années 50), et si c’était à refaire, je le ferais à nouveau», affirme celle qui a été récompensée à plusieurs reprises par le gouvernement central en tant que véritable héroïne de la nation. Pour l’ancien chef du village, « la politique de l’enfant unique a été très difficile à faire respecter. Si la femme refusait la stérilisation, on devait saisir ses biens ou détruire sa maison… Je n’avais pas le choix, les ordres venaient d’en haut et l’insubordination n’était pas tolérée ». Le témoignage d’une famille dont la petite fille a été kidnappée par des officiels du village, faute de pouvoir payer l’amende, laisse entrevoir une autre réalité, plus sombre encore…
SurAmazon Prime, plateforme de streaming sur laquelle le documentaire est diffusé, les avis sont partagés. Certains internautes, à l’héritage chinois, pointent du doigt l’ « opinion biaisée » des réalisatrices, ayant occulté les effets bénéfiques de cette politique, manipulées par les « forces occidentales » pour dépeindre négativement le gouvernement chinois. D’autres spectateurs reprochent à Wang Nanfu d’avoir questionné uniquement son entourage. Dans une interview, la réalisatrice révèle avoir coupé de nombreux témoignages au montage, à la demande des interviewés par peur de s’attirer des ennuis… S’il y a bien un point commun entre toutes les personnes apparaissant dans ce documentaire, c’est ce sentiment d’impuissance partagé aussi bien par les sbires du planning familial que par les victimes de cette politique, effaçant tout sens de responsabilité individuelle afin de distordre la morale.
Même si ce documentaire n’a pas pour ambition de présenter une vision exhaustive de la politique de l’enfant unique, il éclaire sur les pratiques de l’époque, notamment à travers la libération de la parole au sein de la famille Wang. En faisant ce travail de mémoire, les deux réalisatrices veulent lutter contre l’amnésie collective. « Nous craignons que la manière dont les gens se souviendront de cette politique soit exactement celle dictée par le gouvernement », déplorent-elles. Ce documentaire se veut donc un contrepoids à la propagande officielle, aujourd’hui remplacée par une autre ligne directrice, encourageant cette fois un deuxième enfant.
Mais il est bien loin le temps où le titre de « glorieuses mères » accordé par Mao à celles ayant engendré au moins cinq enfants, faisait rêver. Malgré un pic en 2016, la natalité est en berne. Mi-janvier, le Quotidien du Peuple annonçait fièrement que le Chine compte désormais 1,4 milliard d’habitants, éclipsant le fait que ses naissances étaient au plus bas depuis 70 ans en 2019 (14,65 millions).Yi Fuxian, chercheur à l’Université de Wisconsin-Madison, conteste ce chiffre. Après l’avoir croisé avec les taux de fertilité, les données du recensement décennal, le nombre d’écoliers, les ventes de produits infantiles, les naissances l’an passé tournaient plutôt autour de 10 millions, à en croire le démographe. Si le chiffre officiel semble ainsi exagéré, c’est pour que les provinces obtiennent plus de budget pour l’éducation du gouvernement central, qui lui, cherche à atténuer les conséquences de 35 ans de planning familial draconien. Si la natalité baisse,c’est en partie car les femmes y réfléchissent à deux fois avant de procréer. Quelles sont leurs inquiétudes ? Selon Zhang Lijia, écrivaine, il y a bien sûr les coûts engendrés par un enfant, le frein à leur carrière, mais aussi, le désir de ne plus faire passer les attentes reproductives d’une famille ou d’un gouvernement avant leurs propres envies.
Nées toutes deux en 1989 à Canton, dans le quartier huppé de Shamian, Yu et Duan habitaient à deux pas l’une de l’autre. Ceci fit qu’elles fréquentèrent les mêmes écoles (de la maternelle au lycée) et se considérèrent très tôt comme sœurs – compensant ainsi leur solitude d’enfants uniques. Elles étaient de physique et de caractère très différents, mais fort complémentaires. Petite, gracile et silencieuse, Yu cachait sous son aspect effacé une vive intelligence et une volonté de fer. Tandis que Duan, de belle taille et extravertie, avait réponse à tout et devenait souvent la cible des railleries des garçons ne supportant pas qu’elle occupe le feu de la rampe, contestant ainsi leur supériorité. Quand ils s’attaquaient à elle, soit dans l’espoir de la conquérir, soit pour la punir, c’était le plus souvent Yu qui, sortant de sa réserve, montait au créneau pour la défendre.
Travaillant toujours ensemble, excellentes élèves, elles étaient constamment en tête de la classe : en 2007, elles passaient leur Gaokao (bac) avec des scores élevés, et entraient à l’Université des Communications. Trois ans plus tard, en fin d’études, elles accumulaient les stages dans les meilleures entreprises de la région, avant d’entrer en 2013 à la Nanfang Media Corp., un empire audiovisuel aux dizaines de milliers d’employés. Elles étaient admises dans la division publicité, Yu dans la production des clips pour la TV et l’internet, et Duan dans le démarchage des clients.
Dès le 1er jour, Duan fut reçue par Li le chef du service, un quadragénaire portant beau qui s’habillait toujours en costume et en lunettes Polaroïd. A déjeuner, en tête-à-tête, il lui expliqua que seuls parvenaient à se maintenir dans son service ceux ou celles qui décrochaient des contrats. Pour réussir, pas de mystère, il fallait apprendre à vendre, gagner la confiance des clients, et donc pour commencer, être introduits par les seniors dans la maison. Pour ce coup de main initial, elle, Duan pourrait compter sur lui. Tout en lui faisant cette remarque, il posa sa main sur son épaule, en un geste qui se voulait amical, mais qui lui fit un effet électrique désagréable. D’autant qu’en même temps, il enchaînait sur un compliment un peu lourd sur son physique…
A Duan, toute cette scène ne disait rien qui vaille. 15 jours plus tard, dans l’alcôve du restaurant chic où il l’avait réinvité, il abattit ses cartes : sur un sourire mielleux, il lui prédit des contrats en or et des promos à la pelle, si elle acceptait de se plier à une toute petite condition, nullement désagréable au demeurant : sortir avec lui. Mais si elle refusait, demanda-t-elle ? Alors, au bout des six mois de la période d’essai, elle perdrait sa place. Li lui laissait, généreusement, quelques jours pour choisir !
Duan était sortie hagarde, cachant mal sa rage. Elle voyait le piège, mais comment y échapper ? Car rejeter le chantage, ou dénoncer cet évident harcèlement, lui vaudrait à coup sûr le licenciement. Et sans lettre de recommandation, elle était certaine de ne plus retrouver d’emploi.
Pendant ce temps, Yu sa copine avait eu la vie plus facile. Sa cheffe de service Lan, 37 ans, était affable et saine. Elle l’avait tout de suite prise sous son aile, faisant de son mieux pour la mettre à l’aise. En effet, comme elle l’expliquait, leur boulot, la conception et le tournage de clips publicitaires, visait à faire rêver des millions de gens, jeunes et vieux, de famille entière. Pour les séduire, il fallait bien percevoir leurs attentes, leurs espoirs, leurs souffrances. Et pour atteindre ce niveau de compréhension humaine, pas question de compter sur soi seule : il fallait travailler en équipe, et faire preuve de confiance mutuelle et d’amitié.
Une fois reçu l’ultimatum de son chef, Duan s’empressa de raconter tout à Yu, qui répéta tout à Lan. Celle-ci, alors, l’invita à venir en discuter ensemble, après les heures de bureau. Alors que Duan racontait sa mésaventure, elle eut la stupéfaction de voir Lan éclater de rire. Dans le silence qui s’ensuivit, Lan pianota sur son téléphone portable, puis invita les jeunes femmes à regarder. Sur l’écran figurait, très reconnaissable, Li enlacé à une beauté guère plus vêtue que lui. « Cette image, commenta Lan, serait plus que suffisante pour briser la carrière de ton patron, si elle atterrissait sur le bureau de la police du Parti ». Abasourdie, Duan lui demanda comment un document si compromettant était tombée entre ses mains : « il y a deux mois, répliqua Lan, Li a fait chasser une nouvelle recrue, pour s’être refusée à lui. Il se trouve que cette fille était une de mes amies, et qu’avec plusieurs autres dans la maison, nous ne tolérons plus cette pratique délictueuse contre les femmes. En 15 jours, nous avons réussi à l’attirer dans le ‘piège de la belle’ (měi
Et de fait, quand le chef revint vers elle quelques jours plus tard, ne doutant pas du succès de ses avances, Duan l’accueillit sur ce commentaire qu’elle affûtait depuis des jours : « écoutez-moi bien, j’ai une proposition à vous faire, un genre de contrat. De mon côté, je m’engage à maintenir secrète cette image, (elle brandissait sous son nez la photo compromettante du couple) sans l’envoyer à la Commission de discipline du Parti. Et vous, vous allez cesser de me harceler et estimez-vous heureux de vous en tirer à si bon compte ! ». Interloqué, Li demeura muet en quête d’une réplique. Groggy, il s’éloigna, sans demander son reste. Et de fait, l’avenir prouva la justesse du pronostic de Lan : plus jamais Li ne se permit plus vis-à-vis de sa recrue la moindre familiarité. A long terme, la carrière de Duan, à Nanfang media était sauvée !
Par la suite, Lan, intégra les deux jeunes femmes dans son cercle de protégées. Celui-ci affichait « complet » en 2015, deux ans plus tard. Outre Lan (39 ans), Duan la commerciale et Yu la scénariste (26 ans chacune), il comprenait aussi Ning, réalisatrice (36 ans), Pu, juriste (37 ans), la dessinatrice Mei (32 ans) et la styliste Nuo (30 ans).
Depuis lors, le club des sept prit l’habitude de se revoir tous les week-ends, laissant de côté autant qu’elles pouvaient les collègues, enfants et compagnons ou maris. Elles allaient ensemble à un concert, au ballet ou au cinéma. Elles assistaient au vernissage d’une exposition, ou au défilé d’une galerie de mode féminine. Elles partaient pour une villa au bord d’un lac privé, pour une sortie en avion vers l’île de Hainan, ou vers Dalian à l’autre bout du pays, ou vers Shanghai. Une de leurs activités préférées consistait à goûter, infusées avec le plus grand soin, des essences des thés les plus rares, Pu’er hors d’âge, thé « blanc » transparent de Taiwan, ou le premier Oolong de l’année, cueilli en brins tous frais et frêles après la pleine lune du printemps.
Elles étaient heureuses et libres de vivre entre elles, en confiance, sans les contraintes de la famille et de la sujétion à l’homme. Elles goûtaient chaque jour davantage cette amitié sans risque, qui les prémunissaient de toute exploitation. Elles ne voulaient rien d’autre. La seule ombre au tableau de ce petit bonheur, est que cette amitié ne s’exprimait que le week-end – le reste de leur existence étant partagé au service de leur enfant, de la famille, ou de la compagnie. Mais clairement, un tel compromis ne pourrait durer qu’un temps !
Combien de temps ? Vous le saurez, cher lecteur, la semaine prochaine !
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20-21 février : visite du vice-Premier Ministre Liu He à Bruxelles (Belgique) pour le Dialogue économique sino-européen – non confirmée
Première semaine de mars, Pékin : Session des Deux Assemblées (CCPPC et ANP, Lianghui , 两会) – non confirmée
Il est prévu que l’ANP annonce l’objectif de croissance pour l’année.