Le Vent de la Chine Numéro 9

du 8 au 14 mars 2010

Editorial : A l’ANP, Wen Jiabao annonce l’automne

Face aux 2981 édiles, c’est un discours de crise qu’a prononcé Wen Jiabao, le Président du Conseil d’Etat, au podium de l’Assemblée Nationale populaire (ANP) à Pékin le 5/03. Discours volontariste, patriote mais atone, aux «bravos» disciplinés et convenus, qui tenta moins que par le passé de se confronter aux graves soucis du moment, tel l’endettement des campagnes, mais se contenta d’exposer un budget d’austérité, préparant son opinion à un automne de la croissance en 2010, à 8% au lieu des 8,7% de 2009, et à 3% d’inflation rebaptisée « hausse des prix à la consommation ».

«Nul obstacle ne peut empêcher le grand renouveau de la nation chinoise», entonna-t-il. «2009 a été l’année «la plus extraordinaire et enthousiasmante», et (la reconstruction du Sichuan) «fait ressortir l’immense solidarité de la nation, ainsi que la supériorité du régime socialiste» : par ces propos glorieux, Wen vendait aux élus l’austérité de la suite de son message!

Tendances nouvelles : le traditionnel «culte des leaders» recule. Mao n’est plus cité, Deng ne l’est qu’une fois, Hu Jintao deux, et Jiang pas. La politique recule, relayée par un langage hyper économique, comme au Conseil de direction d’une banque. Relayée aussi par le thème de l’environnement, qui rebondit 18 fois hors de son chapitre spécifique. Wen Jiabao promet 6millions d’hectares de forêt nouvelle en 2010, un redéploiement sans précédent de l’optimisation énergétique de l’industrie, des transports et du bâtiment, et bien d’autres.

Ceci dit, 2010 paraît une année de rupture. Plus de stimulus, sauf à voir, comme les 200MM¥ que Pékin émettra en bons du trésor, 850MM¥ de déficit public pour laisser les provinces achever leurs grands chantiers en cours. Les maîtres-mots qui reviennent sont «financement propre» et «optimisation de la structure des investissements» des autorités locales et des usines polluantes ou en surcapacité.

Le Conseil d’Etat espère créer 9millions d’emplois urbains (2M de moins qu’en 2009), et donner la priorité aux PME, à l’agriculture, à l’environnement, aux innovations et aux régions retardées.

Les mesures en faveur des PME sont peut-être l’aspect le plus innovant. Si elles sont appliquées, elles feront volte-face vis-à-vis du «tout pour les grandes entreprises d’Etat (GEE)», de rigueur à ce jour. Pour elles, l’Etat veut créer des normes, des plateformes de services, une base internet, un crédit spécial de 1,06MM², un crédit d’impôt et faire la chasse aux taxes abusives. Il veut aussi lancer un fonds alimenté par une taxe (non imposable) sur les prêts aux PME, destiné à couvrir la fraction de ces crédits qui finira irrécupérable. Cela peut sembler vexatoire, mais ainsi les banques libérées de leur crainte de la fragilité de ces micro-clients, leur ouvriront plus grand leur coffre.

On est touché des efforts poursuivis en faveur du monde agricole qui croît toujours moins vite que la ville. Les 818MM¥ promis, les +15% en infrastructures telle l’irrigation, pour réduire ses 50% de consommation nationale d’eau. L’eau courante promise à 60M de fermiers, la généralisation promise du microcrédits, les 120¥/an offerts au compte médical de chaque paysan (+50%), les 23% de cantons couverts par un régime retraite. Mais sur les deux sujets qui gênent, l’abolition du hukou (permis de résidence) et la propriété étatique du sol, rien ne change.

De même, rien sur la hausse du ¥uan ou sur sa libre convertibilité, juste quelques bonnes paroles sur la «séparation d’organes d’intérêt public de l’administration»: allusion à l’indépendance de la banque centrale

Clairement le tandem Hu-Wen a choisi de « ne pas agiter la barque » (不折腾 bù zhéténg), sans audace excessive pour ses deux dernières années de mandat. Comme pour les huit premières.

 

 

 

 

 

 

 


Joint-venture : Transports de l’avenir : une jungle d’idées non domestiquées

Les jours précédant l’Assemblée nationale populaire ont vu foisonner les projets de transports, suggérant que la Chine sera bel et bien le continent des technologies du secteur à l’avenir.

Le vélo prime encore sur les déplacements courts, avec 5 à 600M de 2-roues et 120 millions d’e-bicyclettes (électriques) montant à 35km/h pour 50km d’autonomie. Après 10 ans, ce dernier avatar de la petite reine est produit par 1000 firmes «pro» et autant d’amateurs, à 20 millions d’exemplaires/an, dont un tiers exporté—l’avenir est sans limite.

Autre nouveau venu: le vélo gratuit, en libre accès dans trois stations à Pékin (100 unités), à l’initiative de la mairie et du constructeur Forever. Des initiatives identiques fleurissent à Chengdu, Shanghai tandis qu’apparaissent à Canton 480km de pistes « vertes ». D’ici 2012, le delta des Perles comptera six axes cyclables de 1.678km.

Sur le marché automobile, le pétrolier Sinopec s’associe à la mairie de Pékin pour compléter ses stations services d’un point de recharge ou d’échange des batteries des futures e-voitures.

D’autres l’ont précédé dans cette voie, tels Renault-Nissan, Cnooc ou BLEI (Beijing Lithium Energy Invest), ce dernier en JV avec le monopole de distribution State Grid, pour ouvrir en 2010, 75 stations à travers 27 villes. On l’a compris, pas une firme locale ou étrangère ne manque de miser en Chine sur ce marché très soutenu par l’Etat.

La dernière est Daimler, dont le PDG Dieter Zetsche annonce au salon de Genève (02/03) un «partenariat technologique intégral»avec BYD (Shenzhen), assorti d’un budget initial de 100M². En plus des modèles électriques que chaque firme sortira dans l’année (la « A-Class » et la « e6 »), le doyen mondial de l’automobile et le constructeur dernier né veulent sortir ensemble un modèle sous 3 ans, dessiné dans un centre de recherche commun, à créer en plus du centre de design de Daimler en cours de création à Pékin. Il s’agit d’intégrer l’architecture allemande et l’avance technologique en batterie et en transmission électrique chez BYD. Ce partenariat vise l’exportation, mais garantit aussi pour la première fois à un constructeur étranger, un large accès futur à ce marché local de l’e-auto qui pourrait valoir 650.000 e-voitures (5%) dès 2011, selon les calculs de Thomas Weber, directeur de la recherche du groupe de Stuttgart.

NB : BYD travaille déjà sur les batteries avec d’autres partenaires tels Volkswagen, et compte parmi ses investisseurs le financier américain Warren Buffett.

Chef-designer chez Daimler-Chine, Olivier Boulay remarque que toutes ces idées manquent encore de l’essentiel: d’Etats-généraux du transport» associant usagers et professionnels, à une évaluation des besoins et à la définition d’une stratégie nationale. Ce serait selon lui le seul moyen d’éviter le lancement de filières en concurrence aveugle (route/air/rail).

De tels gâchis existent déjà : tel celui signalé par Liu Bin, chercheur à la NDRC (National Development and Reform Commission), du réseau de TGV: selon le plan d’ici 2020, 18.000km de lignes à 350km/h, porteront les dettes du ministère à 300M², sans marché pour amortir l’investissement…

 

 


A la loupe : Session de l’ANP : Au microscope (gadgets)

Les chatoyants sujets ou bruits de couloirs qui suivent, appartiennent au folklore de ce parlement—sans doute comparable à ceux de tous les parlements du monde :

[1] Yang Hua, Président de l’université pékinoise des sports, tempête à l’Assemblée : le pays a tout l’argent du monde pour des banquets, mais pas pour la gymnastique des enfants, qui perdent la forme. 20% sont en surcharge pondérale, et ça ne fait que commencer. Si d’ici 3 à 5 ans, la situation n’a pas été remédiée, c’est une génération entière qui aura été sacrifiée. « Et si », poursuit-il sur un terrain sensible, «nos jeunes devaient se battre au corps à corps avec les Japonais»… loin de gagner, ils ne «feraient pas le poids», à force de trop en avoir! Pris à témoin, Liu Xiang, recordman du 110m-haie n’a pu qu’abonder en son sens, ajoutant : « j’espère que mon exemple puisse inciter les jeunes à garder ou retrouver la forme»…

[2] Mais Liu a ensuite déçu les journalistes, constatant d’une part que trop occupé à s’entraîner, il fait écrire ses discours par un « ghost writer », et d’autre part qu’il venait d’envoyer sa femme enceinte chez lui à Houston, pour qu’elle accouche d’un enfant yankee : un choix dont beaucoup rêvent, mais politiquement incorrect.

[3] Deux nouvelles sur la censure laissent suggérer que cette pratique n’est pas si bien vécue à la base : Yang Qi, Présidente de la chaîne de restaurants de fondues sichuanaises Taoranju, a vu son site hacké suite à sa proposition de faire fermer les salons internet du pays. Tandis que Liu Binjie, directeur de la GAPP (Manitou de la censure de la presse et du livre) a avoué s’être régalé d’un livre de Lung Yingtai, auteur taïwanais, et a fait amende honorable en préconisant, devant ses pairs à la CPPCC, le désaffûtage des grands ciseaux étatiques.

[3] Zhong Nanshan, académicien, s’inquiète du laxisme de certaines des 1600 firmes d’aliment diététique ou de santé. Parmi les 9000 produits autorisés, dont les ventes atteignaient 10MM² en 2007, certains additionnent la molécule amaigrissante sibutramine, d’autres du sildenafil, principe actif du Viagra, à l’insu de l’usager et à ses risques (névralgies, indigestion, éruptions cutanées).

Le même jour (3/03), Huang Jiefu, vice-ministre de la santé fustige les autorités sanitaires provinciales, accusées de rester les bras croisés face à l’interdiction déjà adoptée de la tabagie dans les lieux publics, et dont l’entrée en vigueur est prévue pour le 1/01/2011. Vice-directeur du Bureau national de prévention de la tabagie, Yang Jie renchérit : en l’absence d’une loi, d’un organe et de crédits pour l’imposer, cette interdiction sous 10 mois est «mission impossible» .

[4] Qi Faren, ex-chef dessinateur des vaisseaux spatiaux Shenzhou, révèle dans les locaux du Grand Palais du Peuple que  Tiangong-1 (« Palais céleste ») sera lancé sous 2 ans, module de 8,5t qui constituera la future station orbitale du pays. Le programme prévoit aussi l’amarrage à Tiangong-1 de trois cabines Shenzhou, dont la 1ère inhabitée, pilotée depuis le bon vieux «plancher des vaches».

 

 


Pol : Deux ombres chinoises pour 2012

Deux spéculations pessimistes sur le moyen terme paraissent en marge des Plenums : non inéluctables, mais qui aident à faire avancer la réflexion sur l’avenir :

[1] Victor Shih, professeur à la Northwestern University (Illinois), éclaire notre information du VdlC n°8 (p3) concernant le ban de la CBRC (China Banking Regulatory Commission) sur les prêts aux organes de base. Etudiant les emprunts de 8000 cantons ou mairies, Shih constate qu’ils ont contourné la loi pour emprunter via des sociétés-écrans, auprès des banques d’Etat complices. Fin 2009, ces fonds pouvaient atteindre 1100MM², l’endettement 400% et les mauvaises dettes 300MM². Le ban tenterait de bloquer 12,7MM² de crédits pas encore tirés. Il induit le risque de milliers de chantiers en faillite, mais l’alternative aurait été pire : plus de 15% d’inflation.

Au plan national, en 2012, la dette friserait 4000MM² (dont 25% contractés en 2009) et 96% du PIB escompté.

Selon un calcul du Fonds monétaire international (FMI), l’endettement chinois rejoindrait alors celui des USA (94%). Une telle prédiction invalide la prétention de Pékin de garder sa dette sous 20% du PIB. Il est vrai qu’il ne parle que du niveau central, et non de la dette des provinces… Mais vu la rigidité du système et les forts leviers d’intervention de l’Etat, l’effondrement de la finance céleste est improbable.

Un autre économiste, Michael Pettis, voit comme conséquence une croissance ramenée des 10% usuels à 5-7%. Il espère que par suite, l’Etat serait enfin forcé de libéraliser ses finances et de transférer les ressources des grandes entreprises d’Etat vers les PME, améliorant la tonicité de l’économie nationale… Voeu pieux?

 

[2] Au ton vif comme rarement, la 2de analyse provient de Yu Jianrong, directeur aux affaires rurales à la CASS (Académie chinoise des Sciences Sociales), qui conseille le régime sur les affaires d’instabilité sociale.

Au terme d’une série de sondage de terrain, et s’appuyant sur l’avis de “plusieurs ministres”, Yu croit voir le pays s’acheminer vers des “désordres révolutionnaires” (sic), sous l’effet d’une politique de sécurité publique à tolérance zéro et d’une “obsession du Parti de préserver son monopole du pouvoir”, par “violence d’Etat” et “idéologie plutôt que justice”. A des slogans de Hu Jintao tels “ne pas agiter la barque” ou “société harmonieuse”, Yu reproche de protéger des phénomènes tels la mafia et les expropriations massives, et de générer par réaction 90.000 émeutes en 2009. Même si Yu se dédouane en attribuant ce blocage, non aux leaders, mais à son entourage toujours plus corrompu, pratiquant l’absolutisme pour retarder la fin d’un système qui lui profite.

Censuré, ce discours du 26/12, n’a été publié sur internet que ces derniers jours, à temps pour inspirer des débats aux Plenums. Il exprime la déception de libéraux qui espéraient sous Hu Jintao/Wen Jiabao une réforme politique…

Observées de près, ces deux analyses aux origines si différentes, l’une sociologique chinoise et l’autre économiste étrangère, aboutissent à des conclusions parallèles. A tout le moins, elles nous offrent la rare vision d’un système pas si monolithique, et frissonnant sous ses contradictions.

 

 

 

 


Temps fort : Session de l’ANP : Macroscopie (dossiers de fond)

L’Assemblée nationale populaire (ANP) et la Conférence Consultative Politique du Peuple chinois (CCPPC), son assemblée-soeur se penchent r les soucis de la rue: le but de ce débat populiste, est de défouler la tension populaire, et de faire passer aux leaders les suggestions des mandants de la base. Les limites de cet « exercice démocratique », tiennent à l’impuissance complète de cette instance législative.

[1] Le fossé entre richesse (villes, côte, industriels issus du Parti) et pauvreté (monde paysan, Ouest) est fort discuté dans les travées de l’ANP. A 17.175¥, le revenu urbain de 2009 fait plus du triple de celui du paysan (5.153¥). Les solutions de l’Etat restent immuables -lutte anti-corruption, promesse d’une administration plus vertueuse – mais le handicap est inscrit dans la loi, surtout dans le «hukou», permis de résidence à deux vitesses, dont 13 journaux exigent l’abolition. Problème urgent: sous 30 ans, un demi milliard de paysans auront quitté leur ferme pour la ville : s’ils n’en sont pas citoyens à part entière, l’ordre social risque d’exploser.

[2] Les prix de l’immobilier s’envolent dans les grandes villes (3M¥ l’appartement moyen) hors d’atteinte des bourses ordinaires. Des édiles proposent un impossible retour aux prix imposés… Wen Jiabao a promis de « mater le cheval sauvage», mais sans offrir de solutions, autre que de débloquer plus de parcelles pour résidences en HLM.

[3] Quel est l’avenir de Bo Xilai après sa campagne antimafia à Chongqing, qu’il dirige depuis décembre 2007?

Ayant brisé 14 triades et 3348 mafieux, dont bon nombre d’officiers de police, ce chef des «petits princes» (太子帮, faction regroupant les fils de leaders historiques) est perçu par la rue comme l’unique apparatchik ayant agi contre ce chancre qui croît hors de tout contrôle à l’intérieur/au sud du pays, en symbiose avec les cadres, terrorisant en toute impunité. Jusqu’à hier pourtant son action semblait ignorée par le Comité Permanent, qu’aucun des 9 membres ne commentait, ni ne venait honorer Chongqing d’une visite. Finalement à la CCPCC, He Guoqiang, Président de la CCID (Commission centrale d’inspection de la discipline), rompt le silence, approuve la purge. Le fond du problème: les policiers arrêtés à Chongqing sont ceux de Wang Yang, prédécesseur de Bo Xilai et allié de Hu Jintao. Bo lui, est rival naturel de Hu : valider la campagne anti-mafia, serait s’obliger à promouvoir Bo dans le prochain cabinet en 2012…

[4] Le 4/03, l’Armée populaire de libération (APL) annonce, pour la première fois en 20 ans, un budget en hausse modeste de 7,5% (53,2MM²) au lieu des 14,9% pour 2009. Ce recul relatif passe pour la contribution de «notre nouvelle Grande Muraille» à la récession, et permet à un porte-parole de renforcer l’image d’une armée pacifiste par essence, dont 33% du budget passe en salaires des officiers et hommes de rang. Traditionnellement pourtant, les experts estiment les moyens de l’APL au double du budget avoué, en incluant les fonds secrets d’achats à l’étranger et de recherche d’armements nouveaux, sous-marins, bombardiers, missiles sans compter l’apparition attendue dans les années à venir, d’une série de porte-avions chinois.

 

 


Petit Peuple : Pékin-Berlin – les vagabonds du ciel

Par son aventure, Gu Yue vient de démentir tout ce que la Chine croyait savoir à propos du voyage : qu’on ne se déplace qu’en groupe, encadré et protégé de l’aventure par la grande muraille ambulante de son unité de travail. Accompagné de Liu Chang, un ami, au prix de 1000 dangers, Gu Yue vient de parcourir en auto-stop les 13.000km entre Pékin et Berlin, pour le simple plaisir de revoir Ica, son amoureuse.

Gu se dit «professionnel» de la route. «Idéologue» serait peut-être un mot plus juste : ce goût du voyage qui le consume, dépasse l’accumulation de kilomètres pour rechercher les échanges avec toute la terre, en quête du sens de la vie. Il connaît par coeur On the road, le récit fétiche de Jack Kerouac qu’il cite dans le texte.

A l’âge de 6 ans, il trompait l’attention de ses parents pour parcourir 10 km dans Pékin, sans se perdre. A 24 ans, il démissionnait de son job envié chez General Electric, pour s’offrir 2 ans de globe-trotter «sur le pouce» à travers 42 pays et 5 continents – apprenant, pour survivre, l’anglais de la route.

Ce dernier périple débuta par 50 jours de palabres malaisés avec 28 consulats. Pour dissiper leur soupçon d’immigration clandestine, Gu joua de la corde sentimentale en montrant aux diplomates la photo de son amie. Une fois les passeports tamponnés, les sacs à dos furent férocement réduits à 10kg pour contenir sacs de couchage, ordinateurs et la camera de Liu, le preneur d’images qui allait filmer les étapes tandis que Gu faisait le reporter. Ensemble, ils produiraient et vendraient à la chaîne locale Travel le 1er feuilleton télévisé de voyage en ce pays.

Partis de Pékin, il leur fallut 110 jours à pied, à cheval (en carriole) et en différents véhicules automoteurs pour atteindre la porte de Brandebourg. Ils franchirent des cols enneigés, d’interminables longueurs de taïga, des villes sombres aux cheminées lugubres. Ils souffrirent la pluie, le froid et l’inconfort de centaines d’heures de jour et de nuit au bord de la piste: moments sombres, compensés par la joie des rencontres avec des gens simples, qui donnèrent tout ce qu’ils avaient pour protéger le rêve fou de ces oiseaux de passage.

A travers le Shanxi, Qiao le routier leur révéla le rêve de sa vie : gagner assez pour offrir une maison à ses deux fils. Au Xinjiang, un camionneur-pétro-lier les prit pour interrompre l’écrasante monotonie de sa tâche, et se délecta du récit de leur existence.

Entre Kirghizstan et Kazakhstan, ils traversèrent l’Asie centrale au moyen de panonceaux en cyrillique, qui à défaut d’argent, promettaient des sourires et des cigarettes.

Dans les montagnes de Géorgie, une puissante berline les prend, redémarre sur les chapeaux de roues. Gu et Liu découvrent vite leur nouveau problème : ivre, sur une route aux terribles virages en épingles à cheveux, l’homme fonce à plus de 100km/heure, manque plusieurs collisions, sans cesser de pouffer de rire ni d’accélérer chaque fois qu’ils l’implorent de ralentir, jusqu’au moment où, voyant ses passagers en prières et recommandant leurs âmes à Dieu, il finit par s’arrêter – ils s’enfuient sans demander leur reste…

En Irak, un tracteur les conduisit à la rescousse d’un village frappé d’un incendie. Ils aidèrent à porter les seaux, puis le sinistre une fois maîtrisé, devinrent les héros d’un banquet. Au moment de dormir, certains voulaient les inviter chez eux—mais le tractoriste insista pour les conduire au poste de police: seul endroit où leur sécurité serait assurée, face à tout kamikaze, terroriste ou kidnappeur.

De Budapest, un rond de cuir les emmena jusqu’ à Prague, dans une hilarité peu courante chez ce genre de très sérieux professionnel : vérificateur aux comptes, il se rendait à son nouveau travail, après des mois de dur chômage.

A Berlin enfin, devant la belle Ica, Gu put réciter le poème qu’il préparait depuis tout le voyage, sur sa longue marche vers le soleil couchant et vers sa bien-aimée : « la prochaine fois, répliqua la jeune femme évidemment douée d’un solide sens pratique, prends donc l’ avion, tu arriveras plus vite!»

Des journaux demandèrent quel avait été l’épisode le plus dur : « le départ », répondit Gu sans hésiter. A Pékin, au lac Houhai, une rare douche s’était abattue sur eux et personne n’avait voulu les prendre. Au péage autoroutier, le caissier s’était moqué, remarquant que « des voitures pour Berlin, par ici, y’en a pas des masses »… C’était ignorer qu’en Chine, la foi déplace les montagnes, et que

千里之行, 始于足下 (Qiān lǐ zhī xíng shǐ yú zú xià): « même un voyage de 1000 li, commence toujours par un premier pas » !