Le Vent de la Chine Numéro 1

du 11 au 17 janvier 2010

Editorial : Caléidoscope de saison

Depuis 1951, la Chine n’avait plus eu si froid. Les 3-4 janvier sur Pékin, par -8°C, tombèrent 33cm de neige. Or cette ville au sol aride est peu habituée au blizzard : elle fut paralysée, rues désertes au silence féerique, métro bloqué. Entre Pékin et Tianjin, 3500 écoles furent fermées, 2,2M d’enfants consignés, et des millions d’ouvriers et employés en chômage technique. A l’aéroport de Pékin, une seule des 3 pistes restait ouverte, 500 vols furent annulés (des milliers fort retardés).

Face au blizzard, on put constater la formidable capacité chinoise à compenser un handicap en outils modernes par l’injection massive de bras disciplinés. Trois jours durant, 300.000 soldats et volontaires s’escrimèrent sur l’envahisseur blanc, armés de courage et racloirs bricolés. L’aéroport déploya un antique «chasse-neige», réacteur de Mig sur un châssis de camion. Ces techniques pittoresques furent efficaces : dès le 6/01, la capitale était fonctionnelle.

Le tour du reste du pays ne tardait pas à venir. En Mongolie Intérieure, les 1400 passagers du train Harbin-Baotou, piégés 30 heures par -28°C sous le blizzard, durent leur salut aux centaines de soldats et paysans qui, à la pelle ou à la main brisèrent leur sarcophage blanc de 2m. de haut. Le 6/01 sous un soleil pâle, le froid s’intensifiait (-19° à Pékin) et gagnait Shanghai puis le Hunan au sud, Urumqi à l’Ouest (à 4500km), causant des coupes d’électricité dans la plupart des villes, aux stocks de charbons limités.

Quel bilan? La quarantaine de morts, les centaines de millions ² de dégâts déjà estimés vont s’alourdir. Un nouveau front neigeux était annoncé pour le 8/01, faisant risquer au pays entier une nouvelle catalepsie…

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Londres émet (29/12) « ses plus vives protestations » après l’exécution (24/12, Urumqi) pour trafic de drogue d’Akhmal Shaikh, britannique d’origine pakistanaise. Le Foreign Office argue que l’homme était malade mental, et que Pékin avait passé outre 27 prières de sa part, à la Cour suprême, pour une évaluation psychiatrique. De fait, l’ex-taximan converti en homme d’affaires pouvait sembler un peu illuminé, venu en Chine faire carrière de pop star et promouvoir la paix au monde au moyen d’un lapin blanc aux pouvoirs surnaturels. Pour Londres d’autre part, la date de l’exécution huit jours après l’issue catastrophique du COP15 à Copenhague (cf p3), n’arrangeait rien.

Dans ce procès forcément politique, Pékin n’a pas tous les torts – pour ceux, dont nous ne sommes pas, qui admettent la peine de mort. Contre la drogue, le plus souvent importée clandestinement, la Chine comme toute l’Asie se défend par des lois sévères. Une fois pris (1/10, selon l’estimation courante), les passeurs plaident souvent l’irresponsabilité mentale et disent avoir été piégés par des inconnus : ce qu’à fait Shaikh. Enfin, corollaire inévitable de l’ouverture au monde, de plus en plus de crimes et délits majeurs sont commis en Chine par des étrangers. Or depuis 1951, ces derniers protégés par leur passeport n’avaient jamais été exécutés : il fallait bien qu’un jour ou l’autre, ce privilège injustifiable cesse. Dans ces conditions, Pékin semble avoir choisi son cas avec le dernier soin pour passer à l’acte sur un cas indiscutable, et donner au crime mondial un avertissement sans frais.

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Sur l’affaire de Liu Xiaobo aussi, Pékin applique sa logique glaciale, condamnant à 11 ans de geôle (25/12) ce brillant chef de file de la dissidence de 54 ans, sous le chef d’accusation de subversion de l’Etat socialiste. On lui reproche d’avoir rédigé l’an dernier la Charte 08, cosignée par 300 intellectuels, qui remerciait le régime pour ses résultats mais estimait les temps murs pour un tournant démocratique, avec élections et séparation des pouvoirs.

Depuis 1991, trois ans de camp et des assignations à résidence n’ont pas brisé la volonté de Liu Xiaobo. La dureté rare du châtiment éclaire une vulnérabilité du système, face à cette Charte qui conteste son choix de ne rien concéder en réforme politique d’ici le XVIII. Congrès de 2012 : l’actuel Comité Permanent a indiqué son voeu de laisser à ses successeurs une Chine conservatrice, «dans l’état où il l’a trouvée».

En Chine, la Charte semble avoir eu un faible retentissement (cf ci après notre article « censure de l’internet »). A l’étranger par contre, la condamnation de Liu Xiaobo pour simple délit de divergence, le place instantanément en tête de la liste des hommes à défendre, tant côté de l’Union Européenne que de celui des USA. Aussi, sans rien prendre pour gagné d’avance, il semble envisageable que Liu Xiaobo ne purge qu’une partie de sa peine, et puisse être élargi et expulsé du pays, le jour où Pékin aura un besoin sérieux de faire plaisir à ses partenaires.

 

 


A la loupe : Après-Copenhague—gestion d’image

A cette époque, plus que de coutume, le pouvoir met les bouchées doubles, avant le chunjie (春节) : hyper-activité nécessaire pour gérer la vague de froid, la sortie de la crise, et surtout peut-être, l’après-Copenhague.

Pékin a gagné son pari d’interdire toute coupe obligatoire des rejets de CO2 aux pays émergents, aidé en cela par l’intransigeance des USA qui prétendaient vérifier l’effort de ceux-ci, avant d’entamer le leur, ce qui ammena l’Inde à rejoindre la Chine dans le front du refus.

Ce même sommet du COP15 vit aussi, hélas, un étrange recul de l’UE, fer de lance pourtant de tout travail réel contre ce réchauffement climatique. Elle n’était pas invitée à l’ultime palabre inofficielle entre pays du BASIC (Brésil, Afrique Sud, Inde, Chine) et USA d’où émergeait le faible texte final.

Depuis lors, Ubion Européenne, USA et bien d’autres accusent la Chine d’avoir fait dérailler cette coopération sur l’avenir de la planète… Est-ce un hasard si au même instant, Washington confirmait des ventes de missiles Patriote (7/01) à Taiwan, et imposait un droit compensatoire sur certains aciers chinois (5/01) ?

Dans ce contexte chargé, on découvre le départ de He Yafei, vice ministre des affaires étrangères, peut-être comme ambassadeur à l’ONU— ce n’est pas une promotion. Sing Pao, journal de Hong Kong croit deviner une sanction pour la perte d’image de son pays. Diplomate jeune (55 ans) et doué, He apparaît surtout, à Copenhague, comme victime d’un rôle. Certes, durant ces 15 jours, il a été à la pointe des critiques contre les pays riches et du refus à toute ébauche d’accord. Il a surtout été lâché par les siens, face à des leaders d’un calibre plus haut que lui, sans mandat pour concéder, obligé de s’en tenir à un blocage qui coûtera à son pays en terme d’image. Plus qu’une incompétence, le rappel de He Yafei exprime donc les carences d’une chaîne décisionnelle inadaptée à la diplomatie, ainsi que les désarrois de l’appareil suite à son échec.

Parmi les autres mesures publiques récentes, comptent les préparatifs d’une taxe foncière, pour prévenir l’éclatement de la bulle sur un marché immobilier surchauffé. Elle pourrait être testée par zones dès 2010. Autre projet, mûr celui-là : l’adoption (26/12), après des années de débats, d’une loi de redressement des torts qui assure au citoyen dédommagement pour tout préjudice physique ou mental, sur sa santé ou sa réputation, par des mauvais produits, un accident ou un cadre de travail trop stressant. La presse locale estime cette loi à l’avenir, aussi lourde d’effets que celle régissant la propriété.

Au 01/01, la Chine et 6 pays de l’ASEAN (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) lèvent leurs taxes douanières sur 7000 produits et 90% des échanges (minéraux, fruits/légumes, biens industriels) : à140MM² cette année, ils devraient doubler par rapport à 2005.

Enfin, dix métropoles riches remplacent les permis de résidence aux migrants, de manière à leur octroyer les mêmes droits qu’aux autochtones. Shanghai va même plus loin, ouvrant à six types de professionnels étrangers le permis de 5 ans : avant-goût d’un avenir peut-être plus trop lointain !

 

 


Joint-venture : La Chine sous la muleta ?

Toréador professionnel de Valladolid, Manolo Sanchez se dit mandaté par Huairou (banlieue pékinoise) pour organiser un parc à thème castillan, avec bars à tapas, flamenco et… arène pouvant accueillir 6200 aficionados.

Le parc prévoit une ganaderia (élevage) de 100 taureaux de combat et 100 vaches d’importation, à pied d’oeuvre d’ici février 2010. 16 corridas sont programmées dès l’été 2011.

Cependant, de l’étranger toujours, les opposants aux corridas surveillent au plus près, anxieux d’empêcher la tauromachie, en perte de vitesse en Espagne, de se perpétuer à l’étranger. Des lobbies comme CAS Int’l (Pays-Bas) ou CRAC (Comité Radicalement Anti-Corrida France) mènent campagne et font écrire par leurs milliers d’adhérents au gouvernement et aux medias chinois pour faire pression. Ils ont espoir de réussir à terme, ayant déjà mis des bâtons dans les roues à plusieurs corridas-tests à Shanghai et en d’autres villes en 2004 et 2007. L’opinion chinoise est elle-même fortement divisée sur la question. Mais incontestablement, la corrida fascine plus qu’elle ne répugne : spontanément, 63% des Chinois associent l’Espagne à l’art de la muleta, contre 20% seulement au football, et les millions de Pékinois trompant leur ennui le week-end, sont autant de clients potentiels à ce show d’une autre terre et d’un autre âge.

 

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A la loupe : La Chine, gendarme des mers ?

Le 19/10 dans l’Océan indien, le vraquier De Xin Hai, sous pavillon de la Cosco (China Ocean Shipping Corporation) lançait un SOS : avec 25 hommes à bord, il venait d’être arraisonné par des pirates à 1300km au large de la Somalie. Aussitôt, la Chine annonçait, à grande fanfare, la poursuite du navire par ses trois vaisseaux militaires opérant dans le golfe d’Aden. Puis, peu après, ce fut le silence.

Pourquoi? Les pirates avaient menacé d’exécuter les hommes un à un, si la marine chinoise insistait. A l’époque, les bandits exigeaient 3,5M$. Quatre mois passèrent, suite à quoi, le 21/12, sur le pont du navire bloqué en rade, un hélicoptère d’un pays inconnu hélitreuilla un sac contenant 4M$ : montant de la dernière exigence des pirates, à laquelle la Cosco avait dû se plier pour récupérer ses hommes et son bateau, aussitôt placé, un peu tard, sous protection de la flotte chinoise.

Les pirates venaient de battre leur record de rançon- précédent probable pour tenter d’extorquer davantage à l’avenir. La Chine constatait que sa solution (patrouiller en solitaire dans le seul golfe d’Aden) ne suffisait pas : c’est tout l’océan indien, jusqu’à 1500km des côtes, qu’il fallait protéger, avec les autres nations maritimes !

Aussi la marine chinoise, depuis, explore de nouvelles idées. En 2008, avant d’envoyer sa flotte au golfe d’Aden, l’Etat major de l’APL (armée populaire de libération) avait fait décrire le projet par plusieurs media civils, comme s’il s’agissait d’une idée de journaliste—  « et si on envoyait notre marine là bas »…

Ainsi en novembre, la presse relayait la suggestion de l’expert Yin Gang (et du ministère de la défense) que les 5000km de côte à balayer soient divisés en zones nationales, et que la marine chinoise en reçoive une. Chez les 18 nations actives (40 navires) dans cette guerre aux pirates, l’offre causa un tollé immédiat. Selon Rory Medcalf, de l’Institut Lowy, elle sonnerait le glas de l’aspect international et indivisible des mers du globe, et la fin de toute coopération multilatérale.

Autre tentative chinoise, plus récente : le 30/12, Yin Zhuo, contre-amiral en retraite, suggère la création de bases logistiques dans la zone, pour faciliter maintenance et réapprovisionnement de ses bâtiments loin de ses côtes. Yin Zhuo estimait que «les pays voisins et les nations maritimes pourraient comprendre». La suggestion était immédiatement démentie par le ministère, sans doute pour rassurer les autres pays pavillons sur les intentions pacifiques de la Chine. Les bases guignées pourraient être Gadwar (Pakistan) où Pékin a déjà investi 200M$, voire Dar Es Salaam (Tanzanie), relooké par Hutchison Whampoa, de Li Ka-shing, le magnat hongkongais proche du pouvoir chinois…

De ces petits pas vers une position de puissance maritime militaire, on en saura peut-être plus en février, quand la Chine assumera la présidence tournante du Conseil de Sécurité de l’ONU. Déjà frappe dans ce dossier une évidente contradiction, héritage d’une idéologie rigide: d’une part, l’envie manifeste d’entrer dans une coopération militaire avec l’étranger, et de l’autre, la grande réticence à le faire, en se pliant aux règles de l’étranger.

 

 


Argent : Eau—Le temps des mesures sèches

Réveil choc pour Shenzhen, la métropole cantonaise qui fait face à une hausse du prix de l’eau courante de 32% à presque 100% (selon volumes) pour les ménages, 64% pour l’industrie.

La raison est ancienne: la sécheresse, et les prix courants jusqu’alors, parmi les moins chères du pays, alors que la ville doit assurer aux firmes concessionnaires un profit d’au moins 6%. La mesure impopulaire, si adoptée (comme inévitable) accélérera la migration des industries vers le centre. Mais il n’y a pas d’alternative : la récolte d’automne, à Canton, a baissé d’un tiers.

La même tendance se retrouve à travers tout le pays. Quoique déjà chère, l’eau à Pékin a augmenté de 24% en décembre à 4,6¥/m3 (la moyenne de 35 grandes villes est de 3,75¥ /m3). Avec une table aquifère très déprimée voire polluée, la ville ne peut faire face à ses besoins que par des expédients, comme celui de confisquer à Tianjin l’usage du réservoir de Miyun.

L’avenir n’est pas rose. Une fois achevé en 2014 pour ses routes Est et Centre, le Grand canal Sud-Nord ne fournira que 25% des besoins de Pékin. Les experts voient, d’ici 5 à 10 ans, une pénurie indépassable dans la région, avec baisse de production de blé et baisse du revenu agricole : deux hantises de l’administration.

 

 


Temps fort : Censure de l’Internet : victoire, avant le déluge ?

Un an de campagne de contrôle de l’Internet vient de s’achever par deux coups de cymbales : fin décembre, le Ministère des Industries et des technologies de l’Information (MIIT), sa tutelle, imposa aux millions de sites chinois de se réenregistrer sous peine d’être déconnectés, tandis que la police annonça, sur l’année, la fermeture de 9000 sites «pornos» et l’arrestation de 5400 responsables. La réalité serait bien plus lourde, à en croire un investisseur : des centaines de milliers ont été sortis du réseau en 2009 pour «information néfaste ». Le dernier en date est 51.com, 100M d’usagers, le « Facebook » chinois, fermé le 6/01/2010.

Un étudiant de Xinzhou (Shanxi) a gagné 10.000¥ de prime (5/01) pour avoir dénoncé 32 sites de sexe. D’autres primes vont de 1000 à 2000¥. Du 4 décembre au 4 janvier, 62000 sites étaient ainsi rapportés par la foule à la police. Le succès le plus flagrant de la reprise en main est le Xinjiang, coupé de la toile et du réseau téléphonique national depuis les émeutes de l’été 2009. Il serait sur le point de rouvrir, mais méconnaissable, réduit à une sorte d’intranet où seul le strict autorisé restera accessible.

Nonobstant, et sans craindre la contradiction, l’analyste chinois Isaac Mao croit savoir que «la censure gagne des batailles sur tous terrains, mais en même temps, est en train de perdre la guerre ». Elle gagne en technique, mais perd en efficacité, face aux besoins nouveaux incompressibles de la société.

[1] à 338M de clients et 220.000 nouveaux par jour, la masse des usagers devient incontrôlable ; [2] chez des usagers toujours plus éduqués, il devient impossible au censeur de séparer le bon grain de l’ivraie, l’activité dissidente (à réprimer) de celle technique (à soutenir). Accéder aux sites interdits n’est presque plus un problème pour personne, via un «proxy», tout comme protéger ces mêmes sites, par la multiplication des adresses-miroirs. La peur du gendarme n’existe plus : sur Twitter, « China for Iran » (CN4Iran) permet aux activistes chinois d’encourager leurs frères iraniens et leur annonce même, photos à l’appui, la récente livraison de chars d’assaut made in China. Idem fin décembre 2009, l’écrivain Chen Yunfei annonce au monde sa propre arrestation via son portable, depuis le commissariat…

Ce même Twitter permet à des milliers de gens de se rassembler en un lieu donné pour manifester (en décembre, à Canton) contre un projet d’incinérateur d’ordures. En septembre 2009, la censure subit un étrange revers. « Green Dam», logiciel qu’elle voulait installer par défaut dans tout ordinateur, fut rappelé après des semaines, sous la pression internationale : le logiciel était piraté de chez LLC cybersitter, PME californienne qui réclame à présent 2,2MM$, pour les 56,5M de copies écoulées en ventes forcées. Autre bizarrerie: le 4/01, la «grande muraille de feu chinoise» fut levée, suscitant chez certains de faux espoirs avant d’être rétablie quelques heures plus tard.

Sur le fond, la censure en Chine a obtenu au moins un résultat tangible : la majorité des internautes, apathique, évite toute expression politique. Elle le fait moins par manque de solutions techniques que par manque d’intérêt pour le sujet. Cette tendance, apport spécifique du régime à la culture de son époque, durera sans doute.

Au reste, à l’évidence, la censure coûte toujours plus sans jamais rien rapporter, tandis que son efficacité plafonne ou recule. En face, les usagers, pour ronger leurs entraves, font preuve d’un potentiel immense et vierge. La conclusion s’impose d’elle-même : sauf apparition d’une improbable révolution technologique, l’existence de cette censure se compte en années désormais.

 

 

 

 


Petit Peuple : Taizhou : instit’, envers et contre tous !

Sur le pic du mont Lantian (Zhejiang) à 670m se dresse une école délabrée, jadis installée là par les paysans, par souci primordial de réussite scolaire pour leurs enfants, ou plus prosaïquement, pour épargner la bonne terre arable.

A la Libération, Lantian vibrait d’activité. Des dizaines de milliers d’habitants faisaient venir sur ses pentes bleues le thé et la soie. L’école comptait 500 marmots «en une dizaine de classes» dit la chronique.

A partir de 1980 sous Deng Xiaoping, débuta l’exode vers les villes. Quoiqu’il ait encore 8000 âmes, le district perd son sang au profit de Shujiang et Linhai, les villes d’en bas. Fin 2007, l’école comptait 38 élèves : en 2009, la plupart étaient partis.

C’est par les professeurs que le mal est arrivé. En ’07, ils étaient quatre, mais vieux, ou anxieux d’une carrière plus sure, et 24 mois plus tard, trois avaient filé – deux vers les lumières de la ville, un vers la retraite.

L’inquiétante évolution n’avait pas échappé aux parents. La réduction en peau de chagrin du corps enseignant les plongea dans un sentiment oscillant entre incompréhension et rage froide. La réponse fut le déplacement massif de leurs héritiers vers les écoles de la vallée, indifférents aux 2800¥/an de frais de ramassage et de cantine, et aux heures de sommeil perdues pour leurs petits: la fin justifiait les moyens !

Seuls restèrent face à face, dans le collège fantôme, Zhang Wanjin le dernier maître (56 ans), et Zhang Hongyuan l’ultime élève (12). Ce dernier à vrai dire il n’avait pas le choix. Légèrement diminué, ayant déjà redoublé en 2007, il avait aussi contre lui la polio de son père qui vivotait de son échoppe de coiffeur, et dont les lourdes notes de pharmacie les condamnaient à rester sur place.

Maître Zhang-lui, voyait les choses sous un autre angle : il s’était juré de ne pas être l’homme par qui l’école aurait été fermée. Qu’un seul élève reste, et il y allait de son honneur, de tout faire pour poursuivre sa mission. Cette résolution une fois prise, rien ne put l’en faire démordre. Ni l’achat par sa femme (pour le tenter) d’un appartement à Shujiang, ni même la défection de sa famille (femme, fils et belle-fille) pour lui faire chantage. Tant que le rectorat continuait à lui verser ses spartiates émoluments, Zhang resterait. Tous les jours, parfois même le soir (n’ayant que cela à faire), Wanjin coache Hongyuan, se réjouissant de ses progrès en math, se désolant de sa stagnation en chinois. Mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, pense le maître, ce qui en chinois se dit: «le petit bois est épuisé, mais le feu est pris » (xīn jìn huǒ chuán, 薪尽火传).

Permettons-nous ici une discrète remarque: pour rester à Lantian à enseigner un attardé, dans un dénuement presque total, notre instit’ pourrait cacher d’autres motivations que le sens du devoir. On croit en deviner deux, bien distinctes et reconnaissables.

Une incitation pourrait être le goût de la solitude, au coeur d’un décor qui reste là rien que pour lui, à la beauté poignante, aux paysages et aux bouquets de pins sublimes se détachant des falaises, dans les filets de lumière et de brume de l’aube. Pour maître Zhang qui y vit sans interruption depuis 36 ans, nul confort au petit pied, nulle bouilloire électrique ou TV couleur ne saurait compenser tel glorieux cadre de son existence.

Un autre ressort secret peut être un sens inné de la contradiction, vissé au corps et à l’âme: le sentiment exaltant de s’opposer à l’ordre établi et à l’histoire en marche, avec succès malgré ses faibles moyens, tant que la volonté reste de pierre. Lu Xun, le grand auteur a résumé dans une formule lapidaire ce goût si propre à la nature chinoise: « tant qu’il y aura des pierres, les germes de feu ne sauront point manquer ! »