Le Vent de la Chine Numéro 21 (2019)

du 26 mai au 1 juin 2019

Editorial : Un front imprévu

Depuis deux semaines, le Président D. Trump fait feu de tout bois contre la Chine. L’escalade débutait le 10 mai par une salve douanière, portant à 25% les tarifs sur 200 milliards de $ d’importations chinoises. De telles taxes pourraient être étendues aux produits chinois encore indemnes, pour 325 milliards de $, « d’ici 30 à 45 jours » selon Steven Mnuchin, Secrétaire au Trésor. Pékin répliquait en 72 heures, portant au 1er juin à 25% ses taxes sur 60 milliards de $ de biens made in USA.

Le Département du Commerce inscrivit alors Huawei sur sa liste des firmes astreintes à licence pour l’achat de composants et logiciels américainS, sans lesquels le groupe de Shenzhen aura du mal à vivre. La liste noire pourrait être étendue à cinq « licornes » dont celles de systèmes de vidéosurveillance (Hikvision), reconnaissance vocale (iFlytek) ou faciale (Megvii). De même pour les drones civils chinois désignés le 20 mai comme « risque potentiel de collecte de données ». Aucun nom n’était cité, mais le leader chinois DJI, – 70 % du marché mondial – était évidemment visé.

Pas par hasard, ces firmes technologiques se trouvent toutes être n°1 dans leur domaine, et D. Trump ne prenait pas la peine de dissimuler sa stratégie : « Voir la Chine passer n°1 mondial ? Pas sous ma gouverne… », affirma-t-il le 19 mai.

Dans le même registre, le Comité américain aux investissements étrangers mettait en demeure dès mars le groupe pékinois Kunlun, nouveau propriétaire de l’application américaine de rencontres gay Grindr, de la revendre avant l’été 2020 pour « raison de sécurité nationale ». Grindr aurait pu collecter les données intimes de hauts cadres politiques américains, à des fins de chantage…

Au-delà des domaines politiques et commerciaux, une pression nouvelle se prépare, en matière militaire, avec cette loi discutée au Sénat par les deux Partis, destinée à saisir les actifs aux Etats-Unis de firmes impliquées dans des « activités illégales chinoises en mer de Chine du Sud, contestées par un ou plusieurs membres de l’ASEAN et menaçant la paix et la stabilité de la région ».

Le but de toutes ces manœuvres est transparent : forcer Xi Jinping à se plier aux exigences de Trump.

Mais la Chine n’aurait-elle pas d’autres mesures de rétorsions pour mettre à mal l’économie américaine ? Presque toutes les exportations américaines ont déjà été taxées. Pékin pourrait toujours brader massivement ses bons du Trésor US, provoquant ainsi l’effondrement du billet vert ou dévaluer son yuan pour gommer l’effet des taxes. Toutefois toutes ces contre-offensives comportent des risques de dérapage hors contrôle…

Vu sous cet angle, la visite de Xi Jinping à Yudu (Jiangxi) le 21 mai, accompagné de son fidèle négociateur Liu He, portait un double sens : c’était une importante base d’extraction de terres rares, nerf de la guerre de nombreuses filières industrielles, dont la Chine détient 70% des réserves. Pékin pourrait donc envisager d’en restreindre les exportations. C’était aussi le point de départ de la « Longue Marche » de Mao en 1934. Sur un ton martial, Xi préparait l’opinion à s’enfoncer dans une guerre de tranchées : « nous nous embarquons dans une nouvelle longue marche ».

Xi Jinping se trouve donc dans une situation délicate. Pas question d’aggraver la situation avec les Etats-Unis, ni de hisser le drapeau blanc. Ce serait perdre la face et écorner son image de leader fort et visionnaire.

Pire, deux épidémies viennent lui compliquer la tâche. L’une de fièvre porcine (ASF) désormais présente sur tout le territoire, qui va faire perdre au pays un tiers de ses réserves. L’autre vient de la chenille légionnaire d’automne (FAW), débarquée de Birmanie en janvier, qui infeste les plants de maïs, riz, sorgho, canne à sucre de 14 provinces du Sud et atteindra le Nord du pays d’ici l’été. Ces fléaux fragilisent l’autonomie alimentaire de la Chine et tombent au pire moment, alors que Pékin taxe les importations de porc, soja et maïs américain… Tout ceci confirme une constante de la géostratégie chinoise : les plus grands dangers pour la Chine résident dans l’imprévu, l’impondérable.


Culture : Quand cinéma et soft-power s’entremêlent
Quand cinéma et soft-power s’entremêlent

Le succès en Chine d’Avengers : End Game, le 22ème film de l’univers des super-héros de Marvel, est un phénomène économico-culturel sans précédent. Après seulement deux semaines d’exploitation, le film a généré des recettes de 2,3 milliards de $ dans le monde, dont plus de 600 millions aux États-Unis et au Canada, et presque la même somme en Chine où le film a battu le record de préventes, de premières, de ventes sur une journée et sur une semaine (386 millions de $) ! Avec 356 millions de $ dépensés pour la production, la Chine a rendu à elle seule le film rentable – intéressant pour un film dont un des héros s’appelle « Captain America ».

Actuellement, Avengers est « à la lutte » avec l’autre blockbuster chinois The Wandering Earth. Dans ce film, vaguement basé sur une nouvelle du plus célèbre des auteurs de science-fiction chinois Liu Cixin, une équipe d’astronautes chinois sauve la Terre d’une catastrophe galactique. Etrangement, les Américains n’apparaissent pas clairement dans la coalition internationale. 

Néanmoins, le plus grand succès du box-office chinois est toujours le film nationaliste Wolf Warrior 2 qui a généré plus de 700 millions de $ de bénéfices. Joué par Wu Jing (aussi acteur principal dans The Wandering Earth), un ex-membre d’une unité d’élite de l’Armée Populaire de Libération (APL) se bat pour protéger les habitants d’un pays africain en guerre contre des bandes de mercenaires et de trafiquants d’armes. Dans le prologue, Wolf Warrior, des membres des forces spéciales de l’APL pourchassent un criminel protégé par d’anciens Navy SEALs.

Pour ces trois films, les revenus ont été générés à plus de 95% auprès des salles obscures chinoises. Entre films américains et chinois, il n’y a donc pas de compétition pour le box-office mondial : la « bataille » culturelle se joue d’abord en Chine.

Devant le succès de ces films américains, la Chine pourrait être encline à contrôler encore plus le marché. Depuis plusieurs années, en sus de ses quotas, elle utilise en effet un système de black-out quasi complet des films étrangers à certaines périodes de l’année – durant le nouvel an chinois et l’été notamment.

Le succès d’Avengers en Chine pose en effet le problème du rôle visé pour le cinéma comme soft power d’une nation et de son « hinterland culturel ». Le terme de soft power se définit par ce à quoi il s’oppose : le hard power c’est-à-dire l’ensemble des instruments militaires et économiques par lesquels un gouvernement s’impose et influence l’étranger, et le soft power, les moyens médiatiques et culturels par lesquels une société incite les autres à adopter ses valeurs et sa vision du monde. Il faut aussi distinguer le soft-power de la propagande, qui est la mise en forme d’un message idéologique d’un État ou d’un régime.

Ainsi, Avengers tire son succès, notamment en Chine, d’une démonstration du soft-power « américain » par son contenu et par sa méthode qui a été adaptée au marché chinois. Selon sa scénographie traditionnelle, Hollywood campe un héros isolé, en lutte contre la veulerie du collectif et la pesanteur de l’État, décidé à découvrir la vérité, dont dépend la survie de l’humanité. Or les films Avengers proposent une variation intéressante, en mettant en scène un héros collectif, une puissance de groupe basée sur la diversité.

Si le public chinois apprécie tant Avengers, ce n’est pas  parce qu’il devient pro-américain mais parce que les spectateurs s’identifient à cet individu pétri de valeurs collectives, en lutte contre un environnement hostile, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement prometteur d’une émancipation collective.

En outre, plus que l’opposition entre les deux cinémas, ce qui frappe, c’est le mimétisme qui les attire.

Pour combattre Hollywood, la Chine a développé un cinéma de plus en plus… hollywoodien.

À l’inverse, pour s’imposer sur ce marché chinois, Hollywood a réfléchi à des scénarios de films « sino-compatibles » – comme dans Seul sur Mars où l’agence spatiale chinoise sauve Matt Damon et la mission de la NASA, au moyen d’une technologie avancée. Ce soft-power est donc américain mais intègre des éléments étrangers. Ainsi, dans le fait qu’aujourd’hui, même le super-héros américain doive jouer collectif, il est possible de percevoir une influence « asiatique ».

Dernière question importante pour cet échange sino-américain du 7ème art : l’actuel entichement du cinéma d’Outre-Pacifique résistera-t-il à la guerre commerciale qui déferle ? Jusqu’à ce jour, aucun signe ne laisse présager une désaffection du box-office de films américains en ce pays. Par contre le 20 mai, une « défaillance technique » chez Tencent, diffuseur officiel et partenaire d’HBO a exaspéré certains spectateurs en streaming, et désespéré les autres : les fans de Games of Thrones étaient privés du dernier épisode de la série qui devait dévoiler enfin le nom du dernier régnant sur le monde fictif de Westeros. Ici de toute évidence, l’abandon de la série culte était moins le fait d’une indignation anti-américaine du public, que d’une action de la censure. Par contre, une fraction du public intéressé—sans doute la majorité– pouvait malgré tout visionner l’épisode en téléchargeant l’épisode, avec pour ultime avantage de le voir non expurgé par les grands ciseaux !

Par Jean-Yves Heurtebise


Technologies & Internet : Huawei, cible n°1

Le 18 mai, Steve Bannon, ex-conseiller du Président Trump, annonçait la couleur : « chasser Huawei des Etats-Unis et de l’Europe est dix fois plus urgent que de trouver un accord commercial ». La veille, le Département du Commerce abattait une carte, plaçant sur sa liste noire Huawei, le poids lourd des télécoms du Céleste Empire. Il bannissait ainsi le groupe et ses filiales du marché des composants et logiciels américains, s’il n’obtient pas de licence. Le lendemain, afin de laisser aux petits opérateurs de réseaux et revendeurs de smartphones sur sol américain le temps de se retourner, Trump leur octroyait 90 jours de sursis.

Néanmoins, Google était contraint d’annoncer le 19 mai le retrait de sa gamme de services mobiles (Gmail, YouTube, Play Store...) dans les nouveaux modèles de smartphones Huawei. 

Sur le marché chinois, ce ban n’aura guère d’impact, ces applications y étant déjà interdites afin d’en réserver le marché aux clones locaux. Ailleurs par contre, en Europe surtout, les ventes de portables Huawei ou Honor – sa marque low-cost – devraient chuter, le client y regardant à deux fois avant de se passer des applications Google. Une traversée du désert s’annonce : au 1er trimestre 2019, Huawei réalisait à l’étranger 49,4% de ses ventes de smartphones, avec 29 millions d’unités…

De plus, Huawei ne pourra plus utiliser sur ses nouveaux modèles le système d’exploitation Android, sauf à se limiter à la version open source.

Pour prévenir la panique, le groupe de Shenzhen prétend avoir anticipé ces sanctions et stocké des pièces depuis près d’un an, tout en préparant le relais des fournitures américaines par d’autres biais, notamment grâce à ses propres semi-conducteurs, HiSilicon, et son système d’exploitation HongMeng.

Mais pour les experts, la « colle » ne prendra pas tout de suite : HongMeng devra surmonter de multiples soucis de codage et d’incompatibilité pour chacune des dizaines de milliers d’applications mobiles. Plus grave, pour certains composants spécifiques (modules de fréquence radio, lasers…), il n’existe pas d’alternative crédible aux équipements américains. Même le producteur allemand de semi-conducteurs Infineon, dépendant de brevets américains pour 25% de sa technologie, a déjà virtuellement cessé ses fournitures à la Chine. Le japonais Panasonic a fait de même. Pour que Huawei remplace (s’il y parvient) tous ses composants américains, il devra s’imposer des années d’efforts d’adaptation. Il n’a donc plus qu’à espérer que ses stocks durent jusqu’à la fin de la guerre commerciale…

Pourtant, Ren Zhengfei, fondateur du groupe, 74 ans, affiche une confiance de façade, évoquant les appels d’offres remportés pour les réseaux 5G de 37 villes chinoises. Il peut aussi compter sur la solidarité des clients locaux, dont une fraction n’hésitera pas à quitter Apple, pour démontrer son patriotisme : au 1er trimestre, le groupe de Cupertino régressait en Chine, de 9,1% à 7% du marché.

Washington finira-t-il par lever ses sanctions ? Il l’a fait l’an dernier dans le cas de ZTE l’autre géant chinois, épinglé et frappé de 7 milliards de $ d’amende pour viol de l’embargo de ventes à l’Iran : après trois mois, une fois l’amende payée et une réorganisation interne effectuée, Trump levait la mise au ban. Mais pour Huawei, c’est une autre histoire : il est d’une part accusé d’espionnage (c’est plus grave), et représente surtout une menace plus grande car détenteur de la filière 5G la plus compétitive de la planète. Pour plaider sa cause dans les hautes sphères, Huawei devrait pouvoir compter sur ses fournisseurs américains Qualcomm, Broadcomm, Skyworks, Xilinx ou Intel, tous soucieux de perdre un tel client…

Finalement, le seul pouvant tirer Huawei de l’impasse est bien le gouvernement chinois lui-même, en signant un deal avec Donald Trump, lequel affirmait le 23 mai que « le sort de Huawei pourrait se jouer dans le cadre des négociations commerciales avec la Chine ».

On assiste donc, en sus du conflit commercial, à l’explosion d’un affrontement technologique hier encore larvé. C’est cette double confrontation qui rend sa résolution encore plus complexe et éloignée dans le temps. Celle-ci implique aussi l’accélération d’une priorité réaffirmée par Xi Jinping le 20 mai : celle d’affranchir la Chine de sa dépendance technologique, et de poursuivre le développement de ses filières propres à grand renfort de subventions. Pour tenir la dragée haute à la Chine, le Département américain de la Défense annonçait le 10 mai la création d’une plateforme d’investissements publics-privés, spécialement destinée aux filières cruciales pour la sécurité nationale.

Toutefois, peu de doute que la Chine finisse par rattraper les Etats-Unis, voire les dépasser dans certains secteurs telle la technologie 5G. Un rideau de fer s’élève donc entre les deux puissances, et les tactiques de Trump ne feront au mieux que de retarder la Chine dans son rattrapage technologique.


Culture : A Cannes, deux films chinois sous les projecteurs
A Cannes, deux films chinois sous les projecteurs

Du 14 au 25 mai, le gratin du 7ème art se pressait sur la Croisette pour le 72ème Festival de Cannes. Parmi les stars foulant le tapis rouge, figuraient Gong Li et Zhang Ziyi—mais pas Fan Bingbing, qui fut membre du jury en 2017 mais qui se tient dans l’ombre depuis le scandale l’ayant éclaboussée l’été dernier.

Au Festival de Berlin de février dernier, deux titres chinois avaient été retirés par la censure chinoise, dont « Une Seconde » de Zhang Yimou, drame de la Révolution culturelle. Deux explications avaient circulé quant à cette annulation de dernière minute : la première voudrait que le film n’ait pas obtenu l’autorisation nécessaire pour être projeté hors frontières ; la seconde voudrait que le scénario qui avait reçu le « sceau du dragon » de l’organisme en charge avant mars 2018 (la SARFT), aurait déplu à la nouvelle agence en charge (la National Film Administration) une fois le film réalisé,

A Cannes, il n’y eut pas de retrait intempestif. Deux films chinois étaient donc en lice – autant qu’en 2018.

En Sélection officielle, le « Lac aux oies sauvages » (南方车站的聚会), 4ème film de Diao Yinan est un thriller dans la veine de « Black Coal, Thin Ice » qui obtint l’Ours d’or en 2014 à Berlin. Programmé pour une sortie nationale chinoise en juin, on y retrouve les acteurs principaux (Liao Fan et la taïwanaise Kwai Lun-mei). Dans une ambiance fiévreuse et nocturne, une jeune prostituée coincée par les lois terribles des triades, et un chef de gang rongé par la culpabilité, se retrouvent embarqués bien malgré eux dans une chasse à l’homme… 

Dans la Sélection « Un certain regard », le premier film de Zu Feng était présenté : « Summer of Changsha » (六欲天), intrigue à la fois policière, d’amour et de trahison entre un détective et une mystérieuse chirurgienne.

Les deux films repartaient finalement bredouilles… Mais cette sélection souligne le goût prononcé du cinéma chinois pour les codes du film policier, vecteurs d’un autre message, souvent vécu comme plus « romantique ».

A cela s’ajoutent deux titres chinois sélectionnés pour « La Semaine de la critique » :  « She Runs » (南方少女), un court-métrage de Qiu Yang et « Dwelling in the Fuchun Mountains » (春江水暖), long-métrage du jeune cinéaste Gu Xiaogang inspiré par la peinture de paysage (山水shānshuǐ), consacré aux quatre saisons d’une famille affectée par la démence de leur matriarche. 

Cette profusion de titres chinois à Cannes, confirme la richesse de ce jeune cinéma en pleine explosion, nourri à la sève de la mutation que vit cette société !

Par Jeanne Gloanec


Petit Peuple : Parc de Changtang (Tibet) – Un vélo pour la vie (1ère partie)

Le 5 mars, au départ de Ngari (Tibet), Feng Hao, étudiant de 22 ans avec son amie Lin et son meilleur copain Li donnèrent le premier coup de pédale d’un formidable voyage. Ils comptaient ensemble traverser le parc de Changtang pour atteindre Golmud à 2024 km. Ils se préparaient depuis des mois, lisant tout ce qu’ils trouvaient sur cette réserve naturelle grande comme l’Italie (290 000 km²), s’imposant chaque week-end des dizaines de km de vélo et rassemblant leur matériel de haute montagne. Il faudrait tenir des semaines entre 4000 et 5000m d’altitude par -20°C la nuit, tout en résistant au mal des montagnes.

Le relief, traversé de fleuves, gorges et défilés, était grandiose mais extrême. Son pergélisol était dur comme la pierre sur 30 cm. Une faune s’y tapissait, yaks et ânes sauvages, renards blancs et lynx tandis que sous les rares nuages, vautours et aigles se disputaient la maitrise du ciel.

Mais nos trois jeunes ne doutaient de rien, chevauchant leurs bécanes. La route provinciale S301 était belle – il n’y avait qu’à rouler, d’autant que le parc était interdit aux visiteurs, sauf avec permis qu’ils ne s’étaient pas donnés la peine de solliciter.

Ils avancèrent donc vite, droit vers l’Est à travers une vallée de dizaines de kilomètres de large, bordée de pics aux neiges éternelles, de torrents qui se subdivisaient en une dentelle marécageuse. Bientôt les maigres pâtures aux hordes de yaks blancs ou bruns mouchetés laissèrent place aux moraines désolées. Bien entraînés, ils moulinaient joyeusement six à huit heures par jour. La nature, l’air frais et raréfié leur interdisait davantage. Sur la route déserte, que n’empruntaient à part eux que les camions de ravitaillement de l’armée, ils devaient faire de longues pauses pour reprendre leur souffle. Pour se nourrir, ils dévoraient dans les guinguettes des migrants Hui, de grands bols de nouilles où flottaient de rares lambeaux de yak, un peu de chou. Parfois des Tibétains sortant de leurs yourtes les saluaient selon la coutume locale en tirant la langue, puis leur offraient des fritures maison, de la tsampa, un verre de thé au beurre de yak, précieux pour prévenir les gerçures aux lèvres. Le soir, ils dormaient sur les paillasses des auberges.

La première nuit, Feng, sorti de l’auberge faute de pouvoir dormir, crut halluciner. Devant ses yeux, les nuages, irisés par la Lune, formaient un dessin surréaliste d’une surprenante précision : un dragon d’argent dont la gueule puissante crachait un jet de feu. Emerveillé, Feng alla chercher ses compagnons. Ensemble, ils virent dans cette image céleste un message propitiatoire des Dieux ou des ancêtres.

Les problèmes surgirent dès le troisième jour : farouche partisan de l’aventure absolue, Feng voulait quitter la route et couper à travers la réserve, leur épargnant un détour de 600 km. Ce faisant, ils verraient la vraie vie du parc, surprendraient la faune, surplomberaient les falaises, visiteraient ses grottes multimillénaires.

Lin et surtout Li refusèrent net et ne voulurent pas prendre un tel risque, c’était irresponsable et interdit. Enfants de la ville, ils ne connaissaient rien des techniques survivalistes de la nature sauvage et incertaine, « ni âne ni cheval » (非驴非马, fei lv fei ma) : « que l’on s’en tienne à ce que l’on sait faire, et qu’on évite de mettre futilement nos vies en danger » !

Pour faire oublier au chef de l’expédition sa lubie, Lin et Li acceptèrent de quitter la route pour un tronçon de piste parallèle, une fois dépassé le lac Dong Co. Ils enfreignaient les consignes, mais retrouveraient la sécurité de l’asphalte 80 km plus loin. Fini les hôtels désormais. La piste était plus sablonneuse, mais ils parvenaient malgré tout à tenir une certaine cadence. Le soir, ils montaient la tente et faisaient la corvée de bois, de feu, tandis que Lin, prenant son rôle de cuisinière, pétrissait la farine apportée dans son sac à dos, roulait la pâte et en faisait des « momos », raviolis tibétains farcis aux herbes trouvées en chemin et au fromage sec.

Mais dès le lendemain, ils étaient de retour sur la route, au grand dam d’un Feng trépignant et réclamant sa cyclée libre à travers le parc, sans compromis. Finalement le 14 mars après neuf jours, alors qu’ils croisaient la rivière Langqu, qu’ils s’apprêtaient à suivre sur 300km, Feng leur communiqua sa décision irrévocable : dès le lendemain il les quitterait pour filer plein Est, tandis qu’ils obliqueraient par la route du Sud. Rendez-vous à l’auberge de jeunesse à Golmud dans deux semaines. Pour eux, cela ferait 1100 km, 80 km par jour. Lui-même n’en aurait que 600 km, 40 km par jour, mais de route difficile et non balisée. Il s’en savait parfaitement capable et n’allait pas se laisser priver d’une telle aventure.

Le lendemain matin, comme Lin et Li s’apprêtaient à reprendre la route normale et n’auraient plus besoin de nourriture de camping, Feng trusta les douze rations de nourritures restantes ainsi que les six mini réchauds jetables. Puis après la dernière accolade, il franchit le pont de lianes au-dessus des masses d’eau bouillonnantes avant de disparaître entre les roches et broussailles, se livrant aux dangers de cette nature imprévisible…

Feng était désormais seul avec lui-même, dans l’euphorie risquée de l’ivresse des hauteurs. Allait-il s’en sortir ? On le saura—dès la semaine prochaine !


Rendez-vous : Semaine du 27 mai au 2 juin 2019
Semaine du 27 mai au 2 juin 2019

28-30 mai, Canton : CANTON LEATHER BAGS, Salon international de la bagagerie de cuir et des sacs à main en cuir à Guangzhou

28-31 mai, Canton : GUANGZHOU CHINA SHOE & CHINA LEATHER FAIR (CANTON SHOE FAIR), Salon International de la chaussure et des articles en cuir et de la maroquinerie de Guangzhou

29-31 mai Shanghai : FBIE – FOOD & BEVERAGE CHINA FAIR – IMPORT AND EXPORT, Salon international de Shanghai pour l’import-export d’aliments et de boissons

29-31 mai Shanghai : WINE EXPO, Salon international du vin et des spiritueux à Shanghai

31 mai – 2 juin, Nankin : CMT CHINA, Salon du tourisme et des loisirs de plein air