Le Vent de la Chine Numéro 4 (2016)

du 1 au 14 février 2016

Vent de la Chine : Bonne année du Singe de feu !
Bonne année du Singe de feu !

78Le Vent de la Chine vous souhaite une excellente Année du Singe de feu et vous donne rendez-vous le 15 février !

Photo : Une pièce commémorative de l’année du Singe, frappée par la Banque de l’Agriculture, à Shaoyang (Hunan).


Editorial : La Chèvre meurt… de froid !

Sous un front polaire plus vu depuis 50 ans, il vient de faire très froid en Chine (-17°C à Pékin, -41°C en Mongolie Intérieure le 23 janvier). Des millions de foyers ont souffert de coupures de courant, 1100km du Fleuve Jaune ont gelé. Des milliers de trains, avions, autoroutes furent arrêtés, causant le blocage de millions de voyageurs du « Chunjie » (nouvel an lunaire). 

Le nombre des victimes n’est pas publié, mais le Sud, quoique moins gelé que le Nord, semble pourtant avoir plus souffert, par manque d’habitude et surtout de chauffage ! Taïwan, l’île subtropicale, annonce 85 morts.
En ce passage de l’année de la Chèvre à celle du Singe (le 8 février), les Chinois, selon la tradition, doivent avoir bouclé leurs affaires, payé leurs dettes, libéré leurs appartements, réglé leurs conflits… Bien sûr, ils doivent aussi avoir réservé les billets de retour au foyer natal et acheté les cadeaux aux parents, voisins et amis. En 40 jours, 332 millions auront pris le train, et plus du double, l’autobus.
À l’issue des congés, tous ne rentreront pas, loin de là : jusqu’à 20 millions resteront au village, dans la précarité mais permettant de survivre en attendant des jours meilleurs, faute de retrouver du travail en ville.
En la tumultueuse transhumance de cette année, la crise mord : le train devenant trop cher, le covoiturage apparaît, en même temps que des solutions charitables : Alibaba, le géant de l’internet, offre deux trains aux étudiants et aux pauvres : de Canton vers Guiyang, et de Shanghai vers Xi’an. 

C’est que la vie est rude cet hiver, peut-être plus que les années passées. Sur le tard, le régime s’est rendu compte que tolérer des usines polluantes autour des grandes villes, se payait au prix fort, par de cataclysmiques vagues de pollution secouant le pays et affectant sa stabilité sociale. Il a donc entamé le ménage, sacrifiant l’emploi rural contre la propreté de l’environnement.
Par exemple, Pékin, depuis janvier, est sous ciel bleu, grâce aux vents favorables, mais aussi à la fermeture en cours, de milliers de PME. En 2016, autour de la capitale, fermeront 2500 ateliers, briqueteries ou usines plastiques, dont les malheureux patrons et ouvriers attendent dédommagement–souvent en vain. Ainsi en grande banlieue, le chômage se propage… Les firmes riches, ou au meilleur « guanxi », peuvent survivre en montant dans la chaîne de valeur, ou en déménageant vers une province plus lointaine, tout en renouvelant ses machines pour un processus de production moins salissant.
Ainsi, sur les 2600 milliards de $ du 13ème Plan (2016-2020) réservés à l’environnement, une fraction sera affectée à l’aide aux fermetures. Mais le mouvement le fait que débuter : entre les territoires de Pékin, Tianjin et du Hebei (appelés à ne faire qu’une seule entité interconnectée, sous l’angle de l’équipement et de l’urbanisme), l’Etat prépare une coupe des émissions de 40% par rapport à 2013. De toute évidence, les autres moyens annoncés (déplacement de centrales thermiques, casse des voitures vieillissantes et interdiction des chantiers non bâchés) ne suffiront pas. D’autres fortes vagues de fermetures suivront, à travers le pays, causant la perte de millions d’emplois. 

Avec son stoïcisme proverbial, la Chine supporte ces misères, car la Chèvre est notoirement le signe le moins populaire du zodiaque chinois. Pour éviter ce signe, les femmes préfèrent retarder le moment d’être mères, jusqu’à l’année du Singe, plus espiègle, souriant et plein de ressources. En somme, le totem idéal pour se colleter avec les difficultés, et comme qui dirait, flouer la crise !


Politique : 2016 – La Chine, gant de velours…

Nous sommes à un moment de l’année où, par réflexe confucéen autant qu’idéologique, le gouvernement voudrait être plus proche des masses, et bravant la crise, multiplie les gestes souriants.

Ainsi 31.527 condamnés viennent d’être amnistiés, pour la plupart des jeunes ayant fauté avant 18 ans et écopé de moins de 3 ans de prison… Non sans ingénuité, l’Agence Xinhua s’est efforcée de rassurer les âmes sensibles craignant cette relâche dans la nature d’armées de cambrioleurs ou faussaires : les libérables ont été sélectionnés par non moins de 2500 commissions, et leur nombre reste infime, rapporté aux 1,4 million de la population carcérale globale !

Autre douceur pour le petit peuple : le 27 janvier, la Banque Centrale émet 350 milliards de ¥, pour financer les fêtes, fournir les marchés et permettre aux patrons de payer à temps salaires et bonus. La mesure sert aussi de substitut aux coupes des réserves bancaires : redoutant une « boule de neige » de prêts irrécupérables, les maisons de crédit se montrent réticentes à puiser dans ces bas de laine…

Que se prépare-t-il pour l’an 2016, sous l’année du Singe de feu ? Mille rumeurs circulent, tissées de bonnes intentions, pour satisfaire la fierté nationale des masses. 

20 missions spatiales décolleront, confirmant la « montée sur orbite » du pays dans l’espace. Parmi celles-ci compteront le lancement du vaisseau Shenzhou XI, celui de satellites de Beidou (du réseau GPS chinois), et de divers outils préparatoires à une station lunaire et à une mission martienne. Pour la grande fierté de l’homme de la rue ! 

Toujours pour le moral populaire, de grands efforts sont faits pour améliorer le niveau du football chinois. Émis en 2015 par Xi Jinping, le plan national en 50 points prévoit de mettre au programme le football dans 50 000 écoles d’ici 2020. Dans le privé, Citic Capital et China Media Capital ont racheté ensemble fin novembre 13% du CFG, club de Manchester, coté à plus d’un milliard d’euros. 

Ouvrant à travers le monde son réseau d’académies éponymes, le mythique joueur brésilien Ronaldo n’a pas oublié la Chine : dès 2016 ouvriront 3 écoles, à Pékin, Shanghai et Mianyang (Sichuan), avec 12 entraîneurs de son pays, au coût de 8000 yuans par an, par enfant. D’ici 2017, elles devraient être 30 à travers le pays.

Ces efforts n’ont pas encore porté leurs fruits : l’entraîneur français Alain Perrin vient d’être remercié –c’est la règle du jeu– faute d’avoir réussi à porter son 11 national au-delà du cap des éliminatoires à la Coupe du monde de 2018 en Russie. La surprise pourrait venir d’un autre Français, Jérôme Champagne, candidat-président de la FIFA, qui évoque la possibilité d’une « disqualification » du Qatar comme pays-hôte en 2022 (suite aux irrégularités ayant entaché son attribution), et une nouvelle chance pour la Chine, d’accueillir l’épreuve-reine dès 2026… 

La plus récente manœuvre est peut-être la plus forte : afin d’attirer davantage de talents étrangers vers les clubs chinois, un vice-président de l’Association nationale du football envisage de leur offrir lanationalité, en plus des énormes salaires et de nombreux avantages en nature. On ignore si l’ivoirien Gervinho, transféré pour trois ans au Hebei Fortune FC, s’est vu offrir la naturalisation—mais son club d’origine, l’AS Roma touchera au bas mot 18 millions d’euros. 

Au chapitre des visas, d’autres mesures sont testées dès cette semaine : à Pékin, au titre du regroupement familial, les membres de famille d’un (ou une) ressortissant(e) chinois(e) auront un visa de 2 ans renouvelable, mais sans possibilité de travailler. De même, le visa de 72 heures aux voyageurs en transit à Shanghai, Nankin et Hangzhou, double à 144 heures (six jours). Le but avoué est intéressant : il s’agit, pour le professeur Lu Hanlong de l’Académie des Sciences Sociales de « renforcer l’envergure internationale » de Shanghai. Cette initiative sera évidemment insuffisante en soi pour porter la ville à une aura internationale digne d’un Londres ou d’un New York. 

2016 sera aussi l’année de réformes tous azimuts, fruit de l’évolution technologique, ou de l’effet de mode. Les tribunaux testent WeChat, la messagerie instantanée grand public, comme canal des témoignages lors des procès, d’un bout à l’autre du pays. Ils en espèrent des procès de meilleure qualité, à moindre coût et moindre perte de temps. Le problème non résolu est juridique : comment garantir au juge que le témoin est bien celui qu’il prétend être ? 

La Banque Centrale de son côté, prépare, contre toute attente, l’introduction « le plus tôt possible » d’une monnaie digitale du style du Bitcoin, moyen anonyme de paiement encrypté par ordinateur. Elle fait volte-face par rapport à 2013, où elle bannissait cette devise virtuelle. Elle en attend un frein à la domination du dollar et à la fuite des capitaux—dont elle contrôlerait ainsi mieux de mouvements. 

Autre modernisation imminente : Chen Xiwen, n°2 au groupe directeur des affaires rurales du PCC, annonce la dérégulation du marché des céréales, qui devraient dès lors être achetées selon la loi de l’offre et de la demande. C’est potentiellement une annonce très forte, car le maïs chinois coûte 7,5$ le boisseau (25,4 kgs), contre 3,69$ (près de la moitié) sur le marché de Chicago – le paysan chinois trop subventionné n’a aucun incitatif à produire mieux et moins cher. La récolte 2015 s’élèvera à 620 millions de tonnes, 20 millions de plus qu’en 2014. Les réserves publiques sont estimées à 500 millions de tonnes, dont 200 millions en maïs, qui se dégradent au fil des années. Il est donc plus que temps de réagir. Chen Xiwen ne donne toutefois aucune date : pour cette transition qui bouleversera toutes les pratiques, des années seront nécessaires.


Politique : 2016 – La Chine, main de fer !

Comment faire, en 2016, pour enrayer le dévissage spasmodique de la bourse qui, le 26 janvier, perdait encore 6% (18% en un mois), faisant grelotter les financiers de la planète ? 

Comment relancer l’économie avec des indicateurs en berne, tels l’export et l’import en décembre (-1,4% et –7,6%)? 

Et comment éviter l’« atterrissage dur » prédit au Sommet de Davos par George Soros, le « pape » des fonds d’investissements (déclaration qui provoqua la fureur non dissimulée des autorités chinoises) ? 

Évidemment surévalué, le Yuan paie au prix fort sa non-convertibilité : l’Etat doit assister impuissant à des fuites massives, de l’ordre de 1000 milliards de $ en 2015, selon Bloomberg Intelligence, septuple du score de 2014. En soutien du yuan, l’Etat a dépensé 500 milliards l’an passé – sans résultats probants. 

Cette surévaluation dissimule une rareté croissante du crédit. L’Etat tente, sans succès, de contrôler la finance « grise », alors que les consortia et provinces y ont recourt pour refinancer leur dette. Aussi la question qui se pose, est comment réorienter une partie du crédit vers les PME, tout en évitant une avalanche incontrôlable de faillites de consortia publics ?

Le Premier ministre Li Keqiang convoquait début janvier une dizaine de mini-partis ou groupements pour solliciter leurs opinions sur les options de relance disponibles. Les moyens classiques seront poursuivis : grands chantiers d’infrastructures, baisse du taux d’intérêt et des réserves bancaires, consignes d’achat de titre aux groupes institutionnels lors de toute tempête en bourse… Mais ces moyens atteignent leurs limites. 

Aussi Li annonce pour cette année un nombre de mesures inédites, à commencer par le passage à la TVA, en remplacement de la taxe d’affaires. Cette TVA testée depuis 4 ans dans quelques provinces et quelques secteurs, sera étendue à toute la Chine et tout marché, créant ainsi un système plus moderne et équitable. Li Keqiang promet aussi un allègement des charges des entreprises, en particulier des PME privées, qui génèrent 60% du PIB et 75% de l’emploi urbain, tout en supportant 50% de l’assiette fiscale et de taxation. 

L’Etat taxe trop lourdement ses citoyens, et le sait : en 2014, à 14 000 milliards de yuan, sa recette fiscale équivalait à 10.000 yuans par personne, montant exorbitant. 

Autre mesure promise par Li Keqiang (22 janvier) : la réduction des surcapacités dans l’acier et le charbon. En sidérurgie, la coupe sera de 100 à 150 millions de tonnes, objectif modeste face à la capacité nationale d’1,16 milliard de tonnes (selon l’Association nationale des producteurs). Cet outil surdimensionné n’était utilisé en novembre qu’à 71%, taux le plus bas depuis 10 ans. 

Cette faible réduction ne causera qu’une embellie marginale des prix déprimés du charbon et de l’acier –mais il correspond aux moyens financiers que l’Etat peut mettre dans le reclassement des employés, le paiement des salaires et des charges patronales… Vaste programme ! 

Le Conseil d’Etat dispose d’un autre instrument de réduction des surcapacités : il force une baisse des tarifs des centrales thermiques, de 0,03¥/Kw/h en moyenne. Mais à la revente aux grands groupes par le monopole State Grid, il maintient le tarif antérieur. Il en attend 120 milliards de yuans de rentrées qui alimenteront un fonds de soutien au démantèlement des capacités sidérurgiques, de subventions aux PME, à la production propre, à l’achat d’électricité solaire ou éolienne, ce qui incitera les « électriciens charbonniers » à investir dans ces nouvelles filières renouvelables. 

L’autre tendance très reconnaissable de 2016, est le durcissement exceptionnel tous azimuts de la gouvernance de Xi Jinping, qui n’a que deux mots d’ordre : loyauté et discipline aveugle. 

Dans l’armée, la toute nouvelle Force de soutien stratégique coordonne désormais les opérations des différentes branches, et doit couvrir l’armée entière d’un « parapluie d’informations » précises et autorisées. Les commandants des différentes armes sont aussi priés de prouver leur discipline et loyauté… 

En matière de finances, Xi ordonne aux tutelles de se faire obéir, prenant leurs responsabilités : « les mots sans les actes ne suffisent plus », écrit Liu He (cf portrait), résumant la pensée du chef de l’Etat et critiquant le patron de la tutelle boursière pour les décrochages successifs de la bourse. Xi veut bloquer toute spéculation contre le yuan, visant sa dévaluation. 

Côté corruption, le 23 janvier, Wang Bao’an, président du Bureau National des Statistiques, fut arrêté juste après la conférence de presse qu’il venait de donner. Et vu l’accélération des arrestations en haut lieu, les patrons de conglomérats et agences d’Etat ont pris l’habitude de téléphoner tôt le matin à leurs subordonnés immédiats, pour leur confirmer qu’ils sont toujours d’active, et non disparus ! 

Implacable, la reprise en main concerne aussi la lutte contre la gabegie et l’extravagance : même les lanternes et banderoles rouges du Nouvel An chinois sont codifiées quant à leur valeur et à leur texte, les fêtes de mariage ou d’enterrement ne doivent plus dépasser un certain budget. Cela va jusqu’au festival des glaces de Harbin, où les bonhommes de neige se voient prescrire une taille—deux mètres… 

Dans le grand vent de l’hiver, toute la Chine est donc sous contrôle du chef de l’Etat. Un des enseignements capitaux de cette année 2016, sera de découvrir à quelle fin cette concentration des pouvoirs sera utilisée.


Cancer et tabac – toujours plus haut
Cancer et tabac – toujours plus haut

Le bilan de santé dressé par le Centre National de Cancérologie, dans une étude menée par le Dr Chen Wanqing et publiée le 26 janvier, est édifiant. 

Sur base des données de 6,5% de la population, ces chercheurs voient le cancer croître de 73,8% depuis 2006. En 2015, 4,3 millions de patients ont été détectés et 2,8 millions sont décédés.
En revenus perdus, et soins ruineux, le cancer a significativement freiné la croissance du pays. La pollution de l’air (une des pires au monde) est extérieure mais aussi intérieure—fumées du charbon et bois brûlés en chauffage et cuisine. Avec la pollution du sol (dioxine de rejets industriels enfouis) et des nappes phréatiques, elle expose les communautés toujours plus au cancer.

Vu la différence de qualité des services de santé, le taux de mortalité est plus important au village qu’en ville, et l’homme y succombe presque deux fois plus que la femme (166 morts/100 000 cas). La médecine a certes progressé, faisant reculer le taux de mortalité de 21% en 10 ans. Mais ces progrès ont été éclipsés par l’explosion des facteurs cancérigènes. 

29% des cancers viennent d’infections chroniques-cancers de l’estomac, du foie (hépatite B et C), du col de l’utérus (virus HPV)… 

Le tabac est la seconde cause, revendiquant 25% des décès (gorge, bronches, poumons). En 2011, par son plan anti-tabac 2012-2015, l’Etat promettait de ramener le nombre de fumeurs adultes de 28,1% à moins de 25%. Mais le sondage de l’an dernier n’a abouti qu’à une proportion de 27,7% quasiment identique. De plus, elle occulte une réalité proche du catastrophique : du fait de la hausse de la population dans la période, la cohorte des fumeurs s’est accrue de 15 millions. 

Les causes de l’échec sont aussi consternantes : sous la pression du lobby du tabac, l’Etat qui voit dans ce monopole public un de ses meilleurs contributeurs à l’impôt, n’a pas osé rendre obligatoire sur le paquet l’avis graphique de nuisance à la santé. Il n’a pas non plus voulu trop surtaxer ce produit dangereux : la hausse de 2015, de 5% à 11% est d’autant moins dissuasive, que les premiers paquets se trouvent à 2¥.

Conclusion des chercheurs : l’Etat devra faire son choix entre les lobbies du tabac et de la santé, et ses deux ministères, les Finances, ou la Santé…


Diplomatie : La Chine défriche son hinterland

Le plan chinois «  une ceinture, une route  » se met en marche, visant à équiper l’Asie puis le monde, à écouler ses stocks invendus (se donnant ainsi le temps d’éliminer ses surcapacités) et à se créer un marché captif en milliards de consommateurs. 

Mais dans leurs premiers pas hors frontières, industriels et diplomates chinois rencontrent des écueils. A Jakarta, le 22 janvier, le Président indonésien Joko Widodo lançait les travaux de la ligne TGV Jakarta-Bandung, mais 6 jours après, le chantier s’arrêtait sur ordre du ministère de l’Intérieur, faute de permis de construction et d’exploitation : « les partenaires voudraient que nous émettions ces pièces en un jour, soupirait le ministre, mais c’est impossible ! ». L’incident a le mérite d’illustrer la hâte avec laquelle des cadres des deux pays bouclent ces dossiers, brûlant parfois les étapes. La ligne de 142km doit relier ces métropoles en une demi-heure, au coût de 5,5 milliards de $, couverts à 75% par la China Development Bank. Cet atout a assuré ce contrat à China Railway International (en JV avec 4 groupes locaux), au grand dam du Japon, qui s’est consolé en empochant en Inde la liaison Mumbai-Ahmedabad à 12 milliards de billets verts. Sous réserve d’inventaire, ces obstacles ne remettent pas en cause le projet, et devraient se régler « en quelques jours », croit le ministre. Pourtant, la Chine s’est récemment installée dans l’archipel Natuna, proche de l’Indonésie et revendiqué par elle, causant l’irritation des politiciens et de l’opinion. Nonobstant, ce contentieux ne semble pas perturber la coopération : la soif indonésienne en investissements, apparait prévaloir sur les sentiments nationalistes. 

Ce même délicat rapport de force domine au Vietnam, avec un résultat équivalent. Voisin de la Chine, ce pays est plus directement touché par l’expansion maritime chinoise au large des archipels Paracels et Spratleys. Mais il est aussi dirigé par un leadership âgé (celui du Secrétaire général du Parti Communiste Vietnamien Nguyen Phu Trong, de 71 ans) qui vient d’être reconduit pour 5 ans et qui sait gérer ses intérêts bien compris, entre souveraineté et développement. 

Le Vietnam se prépare à recevoir une série d’importants chantiers tels le triangle ferroviaire Hanoi-Hai-phong-Kunming au Nord, ou les centrales hydroélectriques et thermiques de Binh Thuan au Sud, projets largement financés par la Chine. 

Pékin et Hanoi visent un prodigieux redéploiement sur sol vietnamien des industries matures chinoises, pour desservir l’Asie du Sud-Est, de la Birmanie à Singapour. En 2015, le Vietnam a importé de Chine pour 50 milliards de $ de biens d’équipement, +14% en 12 mois. 

Fait qui ne trompe pas, Pékin redéploie en eaux vietnamiennes sa plateforme pétrolière qui avait déjà provoqué des manifestations anti-chinoises en 2014. En 2016, elle semble confiante de pouvoir réitérer l’action…


Portrait : Liu He, le forgeron de la réforme
Liu He, le forgeron de la réforme

Quand en mai Tom Donilon, l’envoyé spécial d ’Obama vint à Pékin préparer avec Xi Jinping le prochain sommet sino-US, ce dernier lui présenta Liu He, jusqu’alors inconnu, et lui conseilla d’échanger avec cet homme « important pour lui ». De fait, ce cadre discret, ayant passé 30 ans de carrière dans le plus hautes sphères mais dans l’ombre, s’avéra un économiste brillant, à contre-courant des idées officielles au PCC : hostile au protectionnisme, militant pour l’accès de l’étranger à des domaines chasse gardée, services, finance, santé…

Né à Pékin en 1952 d’une haute famille, Liu a fréquenté l’école 101, pépinière de cadres, aux côtés de… Xi Jinping ! A 18 ans, il part soldat en Mongolie Intérieure – une manière de se protéger de la révolution culturelle.

En 1974, il se retrouve à Pékin « ouvrier-cadre » (un poste enviable!) dans une usine à haute technologie pour l’époque, celle municipale de télégraphie sans fil. 

A 26 ans, il intègre l’excellente université Renmin et obtient son doctorat à 34 ans. En 1987, il entre au Conseil d’Etat comme chercheur au Centre de recherche en développement qui planifie la politique industrielle long terme. En 1988, il est vice-directeur au département « recherche » à la NDRC (National Development and Reform Commission).

Il est dès lors sur les rails : comme beaucoup d’espoirs du régime, on l’envoie étudier en 1991 aux USA, à Seton Hall (New Jersey), puis à Harvard.

Après son retour, titulaire d’un nouveau master, il intègre en 1998 le Groupe Central des Affaires financières et économiques, dont il devient en 2003 n°2, à 51 ans. Cette institution secrète, cerveau de la réforme en Chine, est un club de réflexion sur tout sujet (du sort des migrants au prix de l’énergie), dont les rapports sont lus par, et inspirent le Conseil des ministres, le Bureau Politique et le Comité Permanent. Il recrute parmi des banquiers, industriels et hauts cadres les plus influents (Wen Jiabao, Wang Qishan, Zhou Xiaochuan) : c’est parmi eux que Liu puise aujourd’hui nombre de ses alliés.

Son bilan de carrière en impose : Liu a contribué à l’élaboration de 4 plans quinquennaux, et gardé la confiance de trois Présidents successifs, Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping.

En 2008, il est l’auteur du Grand Plan anti-crise qui déversa 600 milliards de $ sur l’économie et sortit la Chine de la récession avant les autres. Un autre succès est la création d’un réseau d’infrastructure admirable (2000 hôpitaux, la plus longue ligne de TGV au monde, Pékin-Canton, des milliers d’écoles…).

Au passif toutefois, il n’a pu empêcher que la manne financière du Grand Plan revienne aux seuls consortia publics, oubliant le privé et les PME. De ce fait, la dette de l’Etat a triplé à peut-être 20 trillions ¥ en 5 ans, notamment à cause de projets somptuaires et non rentables.
Mais ce dérapage lui permet aujourd’hui de rebondir, en formulant les dernières campagnes-choc de Xi Jinping : la corruption et la refonte de la taxation.

Liu He fut aussi propulsé à la tête de nombreuses institutions de recherche industrielle. Il entre au Comité Central en novembre 2012, et n°2 de la NDRC en mars 2013, en charge de l’élaboration du document de travail des réformes du 3ème Plenum.

Au plan personnel, cet homme pragmatique recherche toujours la juste mesure, entre l’hyper-libéralisme et l’économie planifiée. En ouvrant les clubs de réflexion aux professionnels de haut niveau, il a peut-être inventé la méthode du régime depuis 1990 pour faire reculer le maoïsme dans les esprits : petit-à-petit, à force de transparence et de franc parler. À la mode socratique, pour porter à réfléchir, il aime répondre à une question par une autre question. Il ne craint pas de rencontrer des étrangers seul à seul – il se sait soutenu par le pouvoir suprême. 

Détail parlant, à 62 ans, il est un des rares à ne pas se teindre les cheveux d’un noir de jais, et à assumer ses tempes grisonnantes : il sait que son analyse, souvent imbattable, marquera plus ses interlocuteurs que son apparence. 
(portrait initialement publié le 1er novembre 2013) 


Petit Peuple : Lushan (Henan) – Miracle en musique (2ème partie)

Résumé de la 1ère Partie : Lors d’un concert, Zheng Yurong et Yang Mingming, chanteurs des rues, se rencontrent—une étrange attraction les saisit -ils ne se quittent plus. Mais ce lien affectif est-il basé sur la musique, ou sur le passé ? Dans leurs vies antérieures, se dresse un surprenant nombre de coïncidences…

Zheng Yurong avait été trouvée sur un talus en 1985, tout comme Yang Mingming 10 ans plus tard, près d’une gare. Tous deux étaient atteints de cécité, évidente raison de leur abandon. Tous deux avaient eu la chance que leurs sauveteurs, couples de paysans, décident chacun de les adopter séance tenante, pour diverses raisons – Zheng, car ce foyer resté sans enfant, voyait en ce poupon l’héritière tombée du ciel, et Yang parce qu’il était un garçon, considéré dans les campagnes comme ayant plus de valeur que les filles… Les parents adoptifs de Yang avaient déjà 3 enfants, 2 de plus que le quota permis – ils avaient dû payer l’amende, et pas qu’un peu ! Mais adopter un garçon, était une chance à ne pas laisser passer.

Mal emmaillotée, posée sur une congère, Zheng avait été trouvée en piteux état, à quelques semaines, couverte de boutons. Pleins de compassion,  ils l’avaient doté d’un prénom évoquant la richesse, Yurong (« jade prospère »), comme pour compenser un si difficile départ dans la vie. 

De leur côté, les parents adoptifs du garçonnet découvert près des rails en 1995, devinaient sa cécité, à ses yeux mal formés : eux aussi éprouvaient le besoin de lui donner un prénom réparateur, Mingming (« petite lumière »).

Durant les années qui suivirent, les destins des deux jeunes gens continuèrent à se croiser, à des étapes quasi-identiques. Réalisant que Yurong et Mingming n’auraient aucune chance d’accéder à une école, et à un métier normal, chacune des deux familles était arrivées à la même conclusion : ils devraient s’adonner à un des deux métiers traditionnels pour aveugles en Chine, celui de chanteur ambulant (l’autre étant celui de masseur). Faute de moyens, ni l’un ni l’autre n’avait eu droit à un maître : tous deux s’étaient auto-formés en répétant des cassettes ou CD d’opéra chinois.

L’absence de professeur avait causé chez Mingming, à l’adolescence, un accident classique : quand sa voix avait muée, il avait abîmé ses cordes vocales en chantant trop fort. Ayant perdu les notes hautes de son registre, il devrait désormais se cantonner aux rôles de baryton, qui par bonheur étaient fréquents dans l’opéra du Henan, sa province. 

Pour Yurong, la chance était passée chez elle, mais sans s’y arrêter, comme pour se moquer. En 1997, une équipe de chirurgie ophtalmologique américaine en tournée dans la province, l’avaient opéré bénévolement, mais l’opération avait échoué, enterrant tout espoir de voir un jour s’illuminer son monde. 

En 2003, sa mère décédait, la laissant orpheline – le père avait disparu deux ans plus tôt. Mais avant de décéder, cette femme lui avait préparé son dernier grand cadeau, en arrangeant son mariage avec Feng Guoying, aveugle lui-même et directeur d’une troupe d’opéra. De la sorte, elle obtenait une famille et un gagne-pain, et bientôt, deux beaux enfants, voyants.

En 2011, elle rencontrait Mingming, ce chanteur de 10 ans son cadet, qui devenait son partenaire sur scène, avec un grand succès dans la région. Comme ils étaient inséparables, les autres membres de la troupe les avaient surnommé « les jumeaux ». Il faut le dire, tout prêtait à l’innocente plaisanterie : les traits semblables, une gestuelle identique, et même en concert, les mêmes tessitures graves… 

Un soir après le concert, un industriel de Changchun leur demanda tout de go : « pour de vrai, ne seriez-vous pas frère et sœur ? »

Yurong et Mingming se récrièrent : « impossible. Nous avons été abandonnés à des kilomètres, et à 10 ans d’écart ». L’admirateur objecta : « mais votre cécité est congénitale, ce qui pourrait désigner des parents uniques. Et puis tous deux trouvés près de Lushan… Cela mériterait un test ADN » – et tandis que les chanteurs, abasourdis, se récriaient encore, citant le prix inabordable du test – 7000 yuan – il leur décocha sa flèche du Parthe :  « eh bien si vous voulez en avoir le cœur net, c’est moi qui paie » ! 

A ce mot d’une générosité inouïe, Yurong et Mingming n’avaient plus rien à objecter. Ils s’en allèrent à un hôpital de Hefei, la capitale provinciale, et 15 jours plus tard, le laboratoire leur annonça l’inimaginable résultat : Yang Mingming et Zheng Yurong, issus de la même mère, et du même père, étaient génétiquement frère et sœur !

Après ce coup de tonnerre, pour la soprane et le baryton, plus rien à l’avenir ne fut comme avant. Ils réalisèrent comme tout à fait normale, l’attraction fraternelle qui les avait réunis, dans la musique et l’instinct de fraternité. Et puisque un bout de leur passé leur est ainsi rendu, l’un et l’autre désormais, veulent aller plus loin : retrouver leurs parents génétiques, rien que pour voir à quoi ils ressemblent, et sans plus leur en vouloir de les avoir abandonnés. 

La presse s’en étant mêlée, l’animateur d’une célèbre émission locale de radio, « musée des voix d’opéra du Henan », les invita à passer sur les ondes, et passa un appel à témoins – sans aucun résultat, pour l’instant. 

Mais peu importe : Mingming et Yurong sont déjà servis. La nature les avait promis à la misère et à la solitude, mais de multiples bienfaits successifs les ont prémunis, et finalement réunis. Stupéfaits de tant de chance, ils « se rappellent des souffrances et jouissent du bonheur présent » (忆苦思甜, yìkǔ sītián).