Le Vent de la Chine Numéro 3 (2016)

du 25 au 31 janvier 2016

Editorial : Temps de crise

Le 19 janvier, H.D. Schweisgut, l’ambassadeur de l’Union Européenne s’inquiétait devant la presse de plusieurs cas de ressortissants, récemment en difficulté face à une Chine moins tolérante envers la critique. Sur Twitter, l’analyste américain Bill Bishop suggérait aux expatriés n’ayant pas préparé leurs arrières, de le faire, ajoutant que «  les temps ne sont pas favorables ». De telles réflexions méritent qu’on s’y attarde.
Cette tension reflète d’abord de nouveaux défis : la baisse du cours du pétrole à 27$/baril (du jamais vu), le recul des places boursières (-16% en janvier à Shanghai), la 4ème révolution industrielle et sa robotisation qui d’ici 2020 (selon le Sommet de Davos) supprimera 5 millions d’emplois industriels et de services. En Chine, le pétrolier CNOOC coupe de 10% ses investissements en 2016, et le fonds CIC prédit la perte de 3 millions de postes sous 1 à 2 ans, suite aux faillites de firmes « zombie ».Par rapport au reste du monde, la Chine souffre d’un mal spécifique : le maintien des investissements publics comme moteur de la croissance. La manne publique passe en projets d’infrastructures, réalisés à bas salaires. De ce fait, seuls 40% du PIB vont en consommation des ménages, contre plus de 70% en Europe. Mais au-delà d’un certain degré d’équipement, ces investissements ne se convertissent plus en croissance. Selon l’audit national, l’Etat approuvait pour 381 milliards de $ de tels projets en 2015. Mais en décembre, 42 des 66 chantiers ferroviaires n’avaient pas débuté. En cause, étaient cités des désaccords entre co-investisseurs, malversations, plaintes, et la campagne anti-corruption – les cadres n’osant pas dépenser leur budget, de peur de se retrouver accusés.Pourtant, le mécanisme se maintient. En neuf mois de 2015, Pékin a approuvé 155 centrales thermiques polluantes, pour 74 milliards de $ selon Greenpeace – des outils redondants avec les parcs d’énergies renouvelables, où la Chine investissait pour 329 milliards.

L’Etat préserve aussi les crédits. Dès fin 2013, afin d’encourager les provinces à mieux se gérer, Pékin avait imaginé convertir leurs dettes en obligations locales, assorties de conditions de rentabilité. Mais le système a été détourné, se bornant à acheminer l’épargne locale vers les vieux projets, sans conditions nouvelles : loin de diminuer, la surcapacité industrielle s’aggrave, et le pouvoir laisse faire.
Selon l’analyse implacable du Wall Street Journal, la transition vers l’économie durable (qui avait été promise par le tandem Xi Jinping-Li Keqiang dès la fin 2012), n’a pas encore débuté. L’Etat n’ose pas affronter ses lobbies, ni causer faillites et pertes d’emplois, en laissant jouer le marché. Et vu ces projets investis à perte, et une dévaluation du yuan à l’horizon, l’argent privé préfère fuir hors frontières.
Sous cette perspective, se devine plus aisément la source de la nervosité du pouvoir, et sa tentation de limiter le nombre des étrangers. Elle n’est pas la seule : l’Autriche veut diviser par deux le nombre de ses migrants, et l’opinion américaine applaudit – pour l’instant – Donald Trump et ses projets autarciques. Mais ces appels à la fermeture ne règlent rien, et une fraction au sein du pouvoir donne l’impression de vouloir y résister.

Enfin, ce durcissement chinois a son prix, en terme d’image. L’Union Européenne s’inquiète de cette tendance, tout comme près de 77% des membres de la Chambre de Commerce américaine en Chine, qui se sentent moins bienvenus qu’auparavant (30% de plus qu’il y a un an).


Diplomatie : Toile chinoise sur le Moyen-Orient

Les 19-23 janvier, Xi Jinping dédia son 1er voyage à l’étranger de 2016 au Moyen-Orient, avec trois objectifs en tête : « pétrole », « Routes de la soie » et « paix dans la région ». Au programme, trois pays, Egypte, Arabie Saoudite et Iran. On croit lire, dans cet itinéraire, un ordre croissant des priorités. 

Au Caire, Xi offrit au Président égyptien A.F. al-Sissi deux prêts bonifiés d’un total d’1,7 milliard de $, pour le raccordement par le groupe chinois Juzoba de 260 villages à l’eau courante. Il s’agit en fait d’une vitrine du savoir-faire chinois, en marge d’un programme de coopération de type « une ceinture, une route » (ou « Routes de la soie »). Les chefs d’Etat signèrent également 21 accords bilatéraux, pour 14 milliards de $, en centrales électriques, routes, lignes ferroviaires, aéroports, villes et zones d’agriculture nouvelles. Fidèle au modèle chinois d’aide au développement intégré, les accords englobaient aussi de la formation, des construction d’écoles et d’un centre spatial à 25 millions de $. 

Xi s’adressa aussi au Parlement égyptien et à la Ligue arabe, essentiellement pour la paix en Syrie. Sa visite avait été précédée de contacts discrets mais intenses, à Pékin et dans la région, afin de rassembler autour d’une même table les deux parties en guerre civile : la Coalition Nationale (d’opposition) et le gouvernement de Bashar el-Assad. 

Puis à Ryad, en Arabie Saoudite, Xi arriva chez le premier fournisseur pétrolier de la Chine, lui ayant livré l’an dernier 50 millions de tonnes (16% de ses importations). Ryad veut protéger sa part de marché, en dépit de la concurrence débridée à travers le monde – due au fait que les Etats-Unis utilisent leurs propres hydrocarbures de gaz de schiste. Entre Chine et Arabie Saoudite se dessine une coopération particulière, par investissements croisés. Ainsi sur la Mer Rouge, avec le roi saoudien Salmane, Xi inaugurait la raffinerie de Yasref, JV entre Aramco et Sinopec d’une capacité de 400 000 barils par jour. Aramco se dit aussi sur le point de racheter une raffinerie en Chine, moyennant 1 à 1,5 milliard de $. Elle lui garantirait un débouché constant à son pétrole, qu’elle vendrait en outre au prix du produit raffiné et non brut. 

14 accords furent signés à Ryad, y compris un contrat pour une centrale nucléaire de 4ème génération à livrer d’ici 2022. Ryad vise un ambitieux plan 16 réacteurs, au coût global de 80 milliards de $, pour préparer l’après-pétrole. La CNEC, consortium chinois, doit aider l’Arabie Saoudite à s’équiper d’un réacteur dérivé de sa filière graphite gaz. Elle espère recevoir sa part des fournitures et de la sous-traitance.
Un autre accord, à la traîne depuis 12 ans, fut ressorti—à la surprise générale. Chine et les 6 Etats du CCG (Conseil de Coopération du Golfe) sont d’accord sur les grandes lignes d’un traité de libre-échange, qui pourrait être signé dès cette année. 

Les deux chefs d’Etat s’engagèrent à élever leurs relations au niveau d’un partenariat stratégique –le premier de ce type dans la région– et durant la visite, Xi Jinping prit parti dans le conflit yéménite, pour le gouvernement légal –proche de Ryad–contre la rébellion Houthi soutenue par l’Iran. 

La dernière étape, Téhéran, fut la plus importante et en même temps la plus mystérieuse. Pas par hasard, Xi est le premier chef d’Etat étranger à fouler le sol iranien, depuis la levée des sanctions qui frappent ce pays depuis des décennies. Les implications sont importantes : 

– la Chine a tenu l’Iran à bout de bras durant toute cette période d’isolement – même si les firmes iraniennes ressentent encore les conditions léonines dont Pékin assortit à l’époque son soutien. Alors que tous les majors internationaux pétroliers et de génie civil piaffent aux portes de l’Iran, la Chine ne veut pas y perdre son avance acquise au fil des années. 

– le pays des ayatollahs retourne sur un marché mondial de l’or noir dont il était exclu. Il vise, selon son vice-ministre du pétrole Amir Hossein Zamaninia, une hausse d’extraction et d’exportation de 800.000 barils par jour avant fin de l’année. 

– à mi-chemin entre Asie et Europe, l’Iran est au cœur de la route de la soie historique et de celle en cours de recréation par la Chine. Ce concept vise, rappelons-le, à exporter à prix cassés les surplus chinois en biens d’équipement (aciers et métaux, centrales électriques, infrastructures de transport et de télécom…), le long de « routes » partant de Chine, ponctuées de zones industrielles. Or en Iran, pays privé de développement depuis 30 ans, tout est à faire, et la Chine dispose en tous domaines des projets adaptés à ses moyens. 

Un défi semble pour l’instant insurmontable : la résolution du conflit syrien, et l’éradication de Daesh, aussi appelé « Etat Islamique » ou « le Califat ». La Chine espère y parvenir, du fait de l’ensemble des moyens qu’elle peut offrir, et de la confiance et de l’écoute dont elle peut jouir auprès de l’ensemble du monde islamique. 

On se rappellera, pour conclure, l’intérêt direct qu’a la Chine dans ce conflit, sous l’angle de sa propre sécurité intérieure : tant qu’existera Daesh, coalition extrémiste, son projet de maîtrise totale sur son Xinjiang restera illusoire. Cette paix au Moyen-Orient n’est pas pour demain –Pékin le sait. Mais avec patience, elle tisse sa toile.


Taiwan : Après les élections, tout à (re-)faire

A Taipei, après le raz-de-marée électoral (16 janvier) qui a désarçonné le parti prochinois Kuomintang au pouvoir depuis 2008, donnant la présidence de la République à Mme Tsai Ing-wen, et 68 sièges de députés sur 113 à son DPP indépendantiste, c’est le silence qui suit les grandes batailles. L’île, encore groggy, tente de réaliser les implications du nouveau rapport de force.

Côté DPP, Tsai recevait dès le 18 Bill Burns, l’ex-n°2 du département d’Etat, un poids lourd de la diplomatie américaine.
La Maison Blanche était rassurée par le récent achat d’armements américains (1,83 milliards de $), qui prouvait la volonté de l’île de ne pas compter que sur les « Marines » américains pour la défendre. Les USA étaient aussi moins bien disposés envers Pékin, depuis son expansion insulaire en mer de Chine du Sud. Ils étaient désormais davantage prêts à aider les pays de la région à protéger leurs eaux. Toutefois ce discret soutien de B. Obama au parti autonomiste, suscita immédiatement une mise en garde chinoise. 

La réaction du Kuomintang à son humiliante défaite ne se fit pas attendre : le 18 janvier, le Premier ministre Mao Chi-kuo, se disant incapable de gouverner dans ces conditions, força ses 44 ministres à la démission collective—quoique son mandat ne s’achève que le 20 mai, dans quatre mois. A travers ce geste, se sentait le désarroi d’un pouvoir désavoué, irrité et décidé à ne rien faire pour aider l’adversaire. Si Mao reste sur sa décision (le Président sortant Ma Ying-jeou tente de l’en dissuader), il forcera la présidente-élue à nommer son cabinet sans délai, ni bénéficier de 4 mois de réflexion. Il rompra aussi le dialogue avec la Chine à propos des 23 projets d’accord sur les services. 

À la défense du KMT, il faut dire que dans sa maison, le torchon brûle : ce parti en pleine défaite, découvre qu’il manque cruellement de jeunes cadres pour relayer ses vieux ministres démissionnaires. Et s’il ne veut pas voir son déclin se muer en une disparition définitive, il lui revient à présent de réfléchir sur les causes profondes de son échec. Elles sont claires à la lumière des sondages : alors que le KMT a inscrit dans sa charte la « réunification obligatoire de la Chine », aujourd’hui, seuls 3,3% des insulaires peuvent encore accepter un tel objectif…

A présent à la porte du pouvoir, Tsai Ing-wen, avec son état- major, doit donc tout préparer en même temps :

la composition du cabinet – le Premier ministre pourrait être Lin Chuan, ex-ministre des Finances, patron d’un « think-tank » du Parti, un des hommes les plus à mêmes d’introduire d’audacieuses réformes économiques. 

– le DPP veut arracher l’île au maelström dans lequel elle s’engage (en récession d’1% de PIB au 3ème trimestre 2015), relancer biotechnologie, internet, biomédical, robotique, industries de la défense. Il doit aussi relancer la natalité d’une population qui s’apprête à entamer sa décroissance dès 2019, avec une fécondité d’un enfant par femme, taux parmi les plus bas d’Asie. 

– il a promis de rompre la dépendance vers la Chine (40% des exports, 70% du PIB) et d’encourager le redéploiement vers l’Inde, le Sud-Est asiatique, la zone Pacifique… Avec des pays comme la Corée du Sud, Taiwan veut entrer dans l’accord de libre échange TPP (Trans Pacific Partnership), prévu pour entrer en vigueur en 2017. Taiwan veut aussi multiplier les accords de libre-échange, et entrer également au futur RCEP de 16 pays d’Asie Pacifique, négocié à l’initiative chinoise. 

– priorité politique « émotionnelle » pour ses électeurs, le DPP doit voter une loi de transparence afin de barrer la route à l’avenir à toute tentation de rattachement à la Chine sans l’accord de la population, comme le KMT le méditait depuis 2011.

Et la Chine, dans tout cela ? 

Pour l’instant, elle se tait. Détail saugrenu : Gong Qinggai, 57 ans, n°2 aux Affaires de Taiwan au Conseil d’Etat, tombe pour corruption – quoique l’homme ait eu jusqu’alors une solide réputation d’honnêteté. C’est peut-être sans lien avec l’ouragan politique qui agite l’île. En tout état de cause, cette chute d’un cadre plutôt brillant tombe à un moment critique des relations entre les deux rivages du détroit de « Formose ». 

Durant les jours précédant le scrutin dans l’île, l’argument prédominant, manié surtout dans les milieux conservateurs, était cette question de l’acceptabilité d’un basculement de l’opinion qui ferait fi de la pression du régime socialiste ; ainsi que la conséquence à redouter d’une colère de Pékin et de sa force de nuisance, privant Taiwan de ses 4 millions de touristes chinois, de son droit à voyager sans visa dans 160 pays, et de bien d’autres petits avantages…
Au lendemain des votes, la Chine s’abstint de commentaires, mais sa chaîne de télévision CCTV fit savoir que les forces chinoises venaient de se livrer à des exercices militaires au large des côtes taïwanaises—détail fait pour inquiéter. 

Par contre, le 18 janvier, dans la revue financière Caixin, la journaliste Hu Shuli, que l’on dit proche du chef de l’Etat, publiait en commentaire que ce résultat électoral avait été prévu, et la stratégie chinoise adaptée en conséquence : « la réconciliation et le rapprochement vont se poursuivre » entre les deux rivages du détroit. 

Cette position reflète-t-elle l’opinion au sommet ? C’est en tout cas ce qu’il faut espérer, de la part d’un régime n’ayant jamais manqué de réalisme, ni de pragmatisme, au moment qui compte.


Investissements : Hors frontières, les emplettes à risques

Dernièrement se multiplient les rachats d’actifs à l’étranger. ChemChina rachète la firme mécanique allemande KraussMaffei (1 milliard d’euros). Wanda, le promoteur immobilier, reprend les studios hollywoodiens Legendary (3,5 milliards de $). Tsinghua s’adjuge Western Digital, groupe de solutions de stockage (3,8 milliards). L’Etat grec étudie l’offre de Cosco, 300 millions de $ pour les 67% du port du Pirée qui lui manquent. Le Sri Lanka valide le projet d’extension du port de Colombo à 1,4 milliard de $.

Puis, cerise sur le gâteau : à 5,4 milliards de $ – record mondial du secteur – le rachat par Haier de la branche électroménager de General Electric, n°2 américain derrière Whirlpool. Le deal assure au groupe du Shandong le droit de marque GE pour 50 ans, 48% des parts de Mabe, l’usine mexicaine, et le site de Louisville (Kentucky), qui deviendra son QG, avec 6000 employés – en renfort des 350 déjà employés par Haier aux USA.

GE cherchait depuis 5 ans à se défaire de cette branche, pour se recentrer sur son corps de métier, la génération électrique. Cet impératif s’était renforcé après 2013 et sa réussite dans la reprise du pôle énergie d’Alstom en 2013, pour 10 milliards de $. La cession de la branche électroménager de GE avait d’abord été compliquée par de faibles ventes, décourageant les candidats.
La situation s’était redressée les années suivantes, permettant de trouver en 2014 un repreneur potentiel, Electrolux, pour 3,3 milliards de $. Mais la cession fut torpillée par le gouvernement fédéral, voyant dans la concentration du groupe suédois une infraction certaine à sa loi anti-trust. Enfin, en décembre, GE négociait avec Haier, et concluait l’affaire mi-janvier à un prix supérieur, justifié par les résultats de 2014.
Pour GE et surtout son (ex-)personnel de Louisville, c’est une très bonne affaire. De plus, GE et Haier battent le fer tant qu’il est chaud, en signant un accord stratégique, se promettant d’investir ensemble dans des secteurs d’avenir tels la santé et l’internet, où ils sont encore peu présents.
Cependant pour cette affaire comme pour d’autres, les observateurs occidentaux restent dubitatifs : GE-électroménager a été racheté très cher (2 milliards de $ de plus que l’offre Electrolux) et trop vite. Le secteur, de plus, est mature, avec risque de perte de vitesse. Comme un achat « coup de cœur », sans profit assuré les premières années.


Hong Kong : Le mystère Lee Bo

Le mystère s’épaissit sur le cas de Lee Bo, disparu de Hong Kong fin décembre et réapparu en Chine – en prison – en janvier. Quatre de ses collègues de la même librairie et maison d’édition avaient disparu dès octobre, trois en Chine et un en Thaïlande. Leur librairie éditait et vendait des titres irrévérencieux envers la Chine.

L’homme disparu en Thaïlande, Gui Minhai, réapparaît le 17 janvier à la TV chinoise, prétendant s’être rendu en Chine « de son plein gré » pour soulager sa conscience d’un accident 12 ans plus tôt à Ningbo (Zhejiang) : ivre au volant, il aurait tué une piétonne, puis fui hors du pays… Mais sa disparition dérange la Thaïlande (Gui étant parti sans tampon sur sa feuille de visa) et la Suède dont Gui est ressortissant. D’après l’enquête, 15 jours après sa disparition à Pattaya, villégiature où il séjournait, 4 Chinois anonymes entrèrent chez lui, emportant ses livres et son PC…

Lee Bo lui, a « quitté » Hong Kong sans passeport. Ici, c’est Londres qui s’inquiète, Lee étant britannique. En janvier, il envoya deux fax à son épouse, qui tente depuis d’enterrer l’affaire pour faciliter sa libération. 

Parlant de Lee Bo, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi déclare que sa nationalité chinoise « prévaut » sur la britannique, tout en lui reprochant des actes antichinois. Lee prétend être allé en Chine « régler des affaires », et prie le monde de « respecter son choix personnel ». 

Suite à ces disparitions, les dégâts s’annoncent cependant déjà lourds : dans les librairies, les ouvrages mal vus du régime disparaissent, et un malaise traverse la ville, face à l’idée de critiquer le régime.
Des questions de fond se posent, inévitables : qui peut avoir programmé l’enlèvement – si enlèvement il y a eu – de 5 hommes sur trois mois, dont 2 à hors frontières ? Pékin, et à quel niveau ? Trois sources, et trois motivations hypothétiques viennent à l’esprit :
– une telle opération, décidée à Pékin au sommet, servirait à préparer Hong Kong à l’expiration du Traité de dévolution en 2047. D’ici là, seraient aplanies graduellement les libertés du « Rocher » pour les harmoniser au niveau national ;
– décidée au Bureau des Affaires hongkongaises, elle permettrait au responsable national, Zhang Dejiang, de créer une situation irréversible, avant la fin de son mandat en 2017 ;
– décidée au niveau local, à Canton ou Shenzhen, elle exprimerait l’indignation d’un cadre régional, face à l’irrespect d’un ou plusieurs titres de l’éditeur envers le chef de l’Etat.

Quelle que soit la cause, ce mystère pourrait entraîner des réactions : à Hong Kong, la jeunesse attachée à ses libertés peut vouloir protester. À l’étranger, le Traité de dévolution et le principe de « un pays, deux systèmes », peuvent apparaître maltraités, avec perte d’image pour le régime. La question finale étant de savoir si le jeu en vaut la chandelle.


Petit Peuple : Lushan (Henan) – Miracle en musique (1ère partie)

Chaque « Chunjie » 春节, Nouvel An chinois, qui correspond à la seconde nouvelle lune après le solstice d’hiver, ouvre l’an astral lunaire et passe sous la protection de l’animal suivant, dans la série duodécimale du Zodiac chinois. Un animal plonge dans le néant, une autre en émerge, êtres totémiques dotés de personnalités et potentialités très diverses, les unes plus extraverties ou douées pour la joie, les autres plus impulsives ou renfermées. 

Mais toutes sont chargées en proportions égales de vertus et de défauts, ces derniers étant perçus (dans ce système moral chinois invariablement optimiste) comme des chances de travail sur soi pour s’améliorer. Les personnes les plus réceptives à l’année nouvelle, sont celles en « benmingnian » (本明年), nées sous son signe. Pour elles, le Chunjie marque une renaissance sous un nouveau cycle de 12 ans, et un faisceau d’énergies particulières (mais bienveillantes) va le baigner de lumière propice. 

A cette occasion, parcs et temples bouddhistes et taoïstes rivalisent d’efforts pour accueillir danseurs et acrobates, vendeurs de pâtes de fruits et de beignets, saltimbanques et animateurs de mille et une attractions au bénéfice des foules denses, qui circulent sans cesse et n’arrêtent jamais. On prie et on brûle des bâtons d’encens devant les autels. On fait, pour un an, le plein de traditions.

En 2011, la Grand Place de Lushan (Henan) réunissait un public de mélomanes et les meilleurs chanteurs lyriques du canton. Le public averti s’était déplacé pour Zheng Yurong, cantatrice du célèbre opéra « Héros de la dynastie Ming », assistée d’un petit orchestre – tambourin, flûte et « zhen » (cithare chinoise), avec un joueur de « erhu » (viole à deux cordes), également baryton, qui lui donnait la réplique dans les duos. Sur la trentaine finissante, en dépit de traits burinés et d’une tenue sans chichis (un pantalon noir un peu bouchonné, un blouson de cuir ayant vécu), Yurong laissait le parterre bouche bée, silencieux—sauf quelques uns qui, connaissant par cœur les morceaux de bravoure, suivaient à mi-voix la mélodie de la soprane. A chacun de ses silences savamment appuyés, le public se lâchait en enthousiastes « hao ! » (好!, bravo). 

D’émotion, certains aux yeux un peu trop brillants, s’essuyaient le visage du revers de main, sans façon. Manifestement dotée d’une mémoire prodigieuse, Yurong enchaînait sans hésiter arias et récitatifs composés il y a mille ans, passait sans accroc d’une scène à l’autre, de « la visite secrète de Sung » à « l’étrange affaire » ou à « la visite de Taibao », sans jamais lire sa partition. 

Au bout de quelques heures à vrai dire, son jeu prenait un air irréel, du fait de l’absence totale de gestuelle, chantant figée en statue hiératique au bord de l’estrade. Et à l’issue du concert, après les salutations sous les tonnerres de bravos, Yurong dut attendre qu’on vienne la prendre par le bras pour l’aider à se retirer, car notre chanteuse étoile était privée de la vue ! 

Parmi le public cependant, un jeune homme avait écouté avec peut-être plus d’émotion et d’émerveillement que d’autres. 

A peine la dernière note chantée, Yang Mingming se fraya un chemin dans la foule pour approcher la chanteuse. Lui aussi se faisait aider d’un compatissant spectateur, car comme elle, il était frappé de cécité. Arrivé devant elle, il lui expliqua qu’il était musicien comme elle, ténor d’opéra du Henan. Ce répertoire du jour, il le connaissait par cœur : il réclamait un bout d’audition avec elle, rien qu’un air, « certain », affirmait-il, qu’un seul duo suffirait à la convaincre de travailler avec lui. La demande était outrecuidante, mais il la prononça avec passion extrême, presque désespérée : « c’étaient les Dieux qui le voulaient », disait-il, leur volonté ne pouvait être entravée… Si forte était sa conviction, qu’il finit par la convaincre : les instrumentistes se remirent en place, et l’on reprit un duo, puis deux… Et les rares privilégiés à entendre ce second concert en restèrent émerveillés : les mêmes pièces jouées une heure plus tôt, apparaissaient à présent transfigurées sous le timbre magnifique du jeune homme. Cette fois, c’était clair, on entendait le duo d’or.

La nuit tombait : toute la troupe s’en alla dîner de concert. A table, Mingming et Yurong ne cessaient de se parler. Un nouvel ensemble était né !

Les mois qui suivirent, au cours de concerts quotidiens, la soprane et le ténor eurent bien des occasions de se conter leurs vies : toujours plus, ils durent s’émerveiller des troublantes similitudes dans leurs destins.

Aucun des deux n’était né avec une cuillère en argent dans la bouche. En fait, tous deux avaient connu la malchance, au point de risquer la mort de froid ou de faim. Mais l’un comme l’autre avait été sauvé au moment crucial : c’était comme si, au-dessus de leurs berceaux, un magicien maléfique luttait avec une bonne fée, qui déjouait une à une les malédictions de celui-ci. Et à présent, l’attraction quasi-magique qui les liait, était comme le proverbe  » 同病相怜 » (tóngbìng xiānglián). Ils s’étaient trouvés liés par le destin, pour se « soutenir l’un l’autre dans la même misère »…

Cependant, loin d’être entièrement due au seul hasard, la similitude de leur passé recèle un secret. Lequel ? 

Pour le découvrir, attendons le prochain numéro !

 » 同病相怜 » (tóngbìng xiānglián)

« Se soutenir l’un l’autre dans la même misère »