Le Vent de la Chine Numéro 1 (2020)

du 6 au 12 janvier 2020

Editorial : En 2020, au tour de l’Europe

Accaparée par son conflit frontal avec les Etats-Unis, la Chine réalise qu’elle a négligé le partenaire européen. Cela tombe bien, son agenda de 2020 fait la part belle au « Vieux continent ». Début avril aura lieu le 22ème Sommet Chine-Europe à Pékin entre le Premier ministre Li Keqiang et la nouvelle Commission européenne dirigée pa Ursula Von der Leyen (cf photo), suivi en septembre par une visite du Président Xi Jinping à Leipzig (Allemagne). Alors que l’alliance transatlantique entre Europe et USA n’a jamais été aussi fragile, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi affirmait que les relations sino-européennes étaient à un « nouveau point de départ historique », un langage nouveau. Ce n’est pas non plus par hasard si, pour la première fois, un envoyé spécial aux Affaires européennes (Wu Hongbo) a été nommé, en plus de l’actuel ambassadeur.

A Bruxelles, la nouvelle Commission devrait s’inscrire dans la continuité de la précédente en poursuivant une stratégie d’engagement avec la Chine, tout en réévaluant les profonds déséquilibres de la relation. Pour ce faire, l’UE met au point un arsenal de mesures défensives, faute de mieux. 

Déjà en avril 2019, un mécanisme de filtrage des investissements étrangers avait été validé, donnant pouvoir à la Commission européenne d’examiner les projets d’investissements chinois dans les domaines technologiques sensibles et les infrastructures. Il sera mis en place fin 2020. Beaucoup moins strict que ses équivalents américains ou japonais, il ne concerne pas la recherche, ni les échanges universitaires qui mènent pourtant à des transferts de technologiques intangibles. La Commission ne pourra pas non plus opposer son veto à une transaction, ce pouvoir restant aux mains de l’Etat concerné. Mais c’est un progrès notable, puisque les acquisitions chinoises seront dorénavant scrutées avec grande attention, et l’avis de la Commission influencera sans aucun doute la décision finale.

L’Union s’apprête à traiter de la même manière la question de ses infrastructures 5G et de la participation du géant chinois des télécommunications Huawei, soupçonné d’espionnage par les USA. Avant fin 2020, l’UE dévoilera une série de mesures techniques (certifications, audits, lutte contre le sabotage et les intrusions) qui pourront servir de modèle aux états membres pour créer ou amender leur législation en la matière. Cependant, chaque état restera souverain, ces mesures faisant office de simples recommandations. Il n’y aura donc pas de réponse unique européenne sur le sujet, et la Chine compte bien en tirer profit. La 5G est un enjeu majeur pour Pékin qui faisait récemment planer des sanctions économiques sur Berlin si Huawei était mis hors course. A Paris, on hésite toujours sur la stratégie à adopter…

On vient de le voir, l’UE n’a pas le pouvoir exécutif d’un état souverain. Dans ces conditions, comment faire face à une puissance montante autoritaire, habituée aux jeux de pouvoir et coups de poker, très influente en tête-à-tête bilatéral ? Car la Chine n’est pas dupe de l’apparente unité européenne et elle ne fait que jouer avec les cartes que l’Europe lui donne. Elle sait qu’elle peut continuer de profiter de ses divisions internes sans craindre de retour de bâton. Ainsi, elle entretient de bonnes relations avec les grandes puissances comme la France et l’Allemagne, tout en courtisant les petites nations périphériques, notamment grâce à son sommet annuel « 17 + 1 ». La 9ème édition aura d’ailleurs lieu en avril 2020 à Pékin et sera présidée pour la première fois par Xi Jinping en personne, et non son Premier ministre comme les années précédentes. Ce changement exprime bien l’importance stratégique que représente ce groupe pour la Chine –  d’autant que ses relations avec les Etats-Unis, première puissance mondiale, se dégradent. Ainsi, même si un rapprochement avec l’Europe se profile, la Chine tarde à faire des concessions, notamment à propos du traité sur les investissements en discussion depuis sept ans. Les Européens ont été clairs : pas question d’un accord de façade, vide de substance. Mais maintenant que Huawei est dans le collimateur, Pékin est contraint de véritablement négocier. Maintes fois repoussé, les plus optimistes espèrent que le traité sera signé lors de la visite de Xi Jinping en Allemagne à l’automne. Pourtant, la véritable solution pour l’Europe ne dépendra pas du bon vouloir de la Chine, mais du sien : faudra-t-il attendre que l’ensemble des Etats européens aient trop perdu au profit de la Chine avant qu’ils ne remettent à Bruxelles une partie de leurs pouvoirs souverains et ainsi lui donner les armes pour les défendre ? Faute de quoi, l’UE devra se résigner à ne plus compter que sur son faible arsenal défensif pour espérer illusoirement se sauver du rouleau compresseur chinois.


Diplomatie : Quand la diplomatie passe à l’offensive

Ces derniers mois, la tendance s’accélère : la Chine s’appuie sur son réseau diplomatique aux 276 représentations à travers le monde (neuf fois plus que la France), pour faire passer ses messages. Et le ton monte, en Europe et ailleurs.

En octobre, l’Ambassade de Chine à Paris exprimait son « vif mécontentement et profond mépris face à l’hypocrisie de la déclaration européenne » qui s’inquiétait de « l’escalade de la violence » à Hong Kong. Les termes abrupts employés dans la déclaration chinoise contrastaient avec l’appel européen au ton modéré. Pour Lu Shaye, le nouvel ambassadeur juste promu dans l’hexagone, il s’agissait de marquer le coup. Auparavant, le diplomate chinois a fait ses armes à Ottawa. En janvier, il publiait une tribune dénonçant « l’égoïsme occidental » et le « suprématisme blanc », reprochant aux Canadiens de ne pas s’intéresser au sort de Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei, arrêtée à Vancouver sur mandat américain.

Le mois suivant, une situation similaire à Rome prenait une tournure inattendue. Le Hongkongais Joshua Wong, leader du mouvement pro-démocratie et chef de file du parti Demosistô, devait intervenir devant des parlementaires italiens. Interdit de quitter le territoire, une vidéo-conférence sur Skype était finalement organisée par les Frères d’Italie et les Radicaux. L’ambassadeur Li Junhua accusa alors les députés italiens de « conduite irresponsable ». Les élus dénoncèrent à leur tour cette tentative d’interférence et le manque de respect de la souveraineté du Parlement. De surcroît, ils adoptèrent à l’unanimité une résolution pour le soutien de la démocratie à Hong Kong et pour la tenue d’une commission indépendante sur les violences policières.

En décembre, c’est Berlin qui était la cible de pressions chinoises. L’ambassadeur Wu Ken ne faisait pas mystère que « si Huawei était exclu du marché germanique de la 5G, il y aurait des représailles économiques ». Puis le diplomate rappela subtilement que les constructeurs allemands réalisaient l’an dernier un quart des 28 millions de ventes de véhicules en Chine. Cette tentative d’intimidation intervient dans un contexte particulier : depuis des mois, le géant des télécoms chinois doit faire face à une forte résistance parmi la coalition d’Angela Merkel. Un projet de loi pour bannir les « fournisseurs indignes de confiance » a été soumis à la Chancellerie, mais cette dernière hésite à imposer une telle restriction, craignant qu’elle nuise à ses relations avec Pékin. La Chancelière déclarait elle-même au Bundestag n’avoir pas eu vent de pressions exercées par les autorités chinoises.

Même réaction de la part du Premier ministre des îles Féroé (territoire semi-autonome danois, hors UE), affirmant que son gouvernement n’avait subi aucune pression pour choisir Huawei pour sa 5G. Une déclaration qui faisait suite à un enregistrement d’une conversation entre le ministre du Commerce des Féroé et son conseiller, révélant que l’ambassadeur chinois Feng Tie menaçait de faire capoter un accord commercial avec l’archipel aux 50 000 âmes si Huawei ne signait pas avec l’opérateur local. Le diplomate justifia ses propos comme étant de son devoir de s’assurer que Huawei soit traité équitablement et sans discrimination. Plus tôt, les Etats-Unis avaient fait pression sur les Féroé pour que Huawei soit exclu. « Il n’est pas dans la culture chinoise de faire des menaces, ce sont les Américains qui sont coutumiers du fait », taclait Feng Tie.

En Suède, les relations avec la Chine sont glaciales depuis plusieurs mois. L’ambassadeur à Stockholm, Gui Congyou, a déjà été convoqué au ministère des Affaires étrangères pas moins d’une quarantaine de fois. Dans une longue interview à l’agence de presse suédoise TT, le diplomate menaçait d’interdire de séjour en Chine la ministre de la Culture si elle remettait le Prix Tucholsky à Gui Minhai, le libraire kidnappé à Hong Kong puis emprisonné en Chine. Une déclaration appuyée à Pékin par la Commission Centrale Politique et Légale chinoise. « On traite nos amis avec du bon vin, mais pour nos ennemis, on a des fusils », commentait Gui Congyou. Le diplomate chinois a-t-il franchi la ligne rouge ? Son renvoi a plusieurs fois été évoqué, sans jamais être acté, de peur d’aggraver une situation déjà extrêmement tendue.

Cette soudaine agressivité chinoise est la dernière manifestation d’une stratégie initiée il y a 10 ans, visant à changer la perception du pays hors frontières et à faire entendre au monde sa version des faits. Auparavant plus ou moins impassible face aux critiques internationales, la Chine a décidé de ne plus mâcher ses mots. Si la guerre commerciale avec les Etats-Unis semble avoir été le déclencheur, d’autres affaires ont mis la Chine sur la défensive : « la répression au Xinjiang n’est pas ce que l’Occident dépeint, les manifestations à Hong Kong sont alimentées par des forces étrangères, Huawei est victime de l’acharnement américain »… Sa montée en puissance grâce à son modèle autoritaire lui donne l’assurance nécessaire pour répliquer aux démocraties en proie au populisme. Le temps des concessions et de l’humilité semble donc bel et bien terminé.

Toutefois, si l’idée est de gagner en sympathie, cette tactique semble contre-productive. En montrant un visage dur, la Chine s’aliène l’opinion publique (comme le révèlent les derniers sondages du Pew Institute), et se met à dos les députés (italiens, allemands, ou canadiens), de plus en plus nombreux à être partisans d’une ligne dure envers la Chine. Ces effets indésirables ont-ils bien été évalués en haut lieu ? Ou peut-être la Chine a-t-elle décidé de passer outre, comptant davantage sur l’effet dissuasif de ces intimidations verbales à long terme ? En tout cas, les conséquences immédiates sont d’amener les partenaires étrangers à réévaluer la nature de leurs relations avec la Chine.


Politique : Les douze coups de minuit

Avant de tourner la page de cette décennie, le gouvernement chinois procédait à quelques chaises musicales de routine à travers les provinces. Deux cadres étaient promus : Lou Yansheng, nouveau secrétaire du Parti de la province du Shanxi, et Yin Yong, gouverneur du Henan. D’autres postes seront à pourvoir en 2020 au Liaoning, Yunnan, Guizhou, Guangxi et Xinjiang. Plus rare, au moins 32 cadres de niveau municipal étaient nommés en l’espace d’une semaine fin décembre, dont 29 dans une province inconnue pour eux. Parmi eux, deux tiers sont nés après 1970, ce qui reflète la montée en puissance des leaders de 7ème génération. Ce mouvement, d’une ampleur inédite, est en phase avec la modernisation de la gouvernance du Président Xi Jinping (thème du 4ème Plenum), dont l’un des aspects est la promotion de talents fiables, loyaux et compétents, ainsi que de briser d’éventuelles collusions avec des intérêts locaux. Puis, après deux ans de tergiversations, la réunion mensuelle du Bureau Politique en décembre avalisait le titre symbolique de « leader du peuple » (领袖) pour Xi Jinping, un statut que seul Mao détenait avant lui. Ainsi Xi semble tutoyer d’égal à égal le fondateur de la RPC, surclassant au passage ses prédécesseurs.

Profitant du déficit d’attention de l’Occident entre Noël et le Nouvel An, les autorités chinoises lançaient un coup de filet sur une douzaine d’avocats et militants ayant participé à une réunion débattant de la transition démocratique à Xiamen. Le régime annonçait également deux condamnations. La première était celle de Wang Yi, pasteur de l’Église de l’alliance de la pluie d’automne, qui fut condamné par un tribunal de Chengdu, à neuf ans de prison pour « incitation à la subversion ». Arrêté en 2018, le religieux s’insurgeait du contrôle politique grandissant sur les affaires religieuses. Cette lourde peine vise à convaincre les fidèles de rejoindre l’église officielle et s’inscrit dans une large campagne de répression des églises de l’ombre. Wang Yang, n°4 du Parti, annonçait fin novembre un nouveau tour de vis sur la traduction des textes religieux, Bible, Coran et Sutras bouddhistes, afin de les « mettre en conformité » avec les valeurs du Parti. Le verdict était toutefois beaucoup plus clément pour He Jiankui, le scientifique ayant donné naissance à deux bébés à l’ADN génétiquement modifié (les jumelles Lulu et Nana), qui écopait de trois ans de prison. Alors qu’une punition exemplaire était annoncée lors de son arrestation fin 2018, le commentaire de la cour de Shenzhen semblait plus sévère que la sentence elle-même : « He et ses collaborateurs recherchaient la fortune et la gloire, et ont délibérément enfreint les lois du pays concernant la recherche scientifique, allant à l’encontre de l’éthique ».

Avant les douze coups de minuit, le Président Xi présentait ses traditionnels vœux pour la nouvelle année depuis son bureau. Le ton était plus détendu qu’il y a douze mois, alors que la signature d’un accord « phase 1 » avec les Etats-Unis était fixée au 15 janvier. Xi annonçait que 2020 serait une année charnière, celle de l’éradication de l’extrême pauvreté et de l’accession à une société de « petite prospérité » (小康). Le 1er Secrétaire en profitait également pour « souhaiter le meilleur à Hong Kong » et défendre « un pays, deux systèmes » en prenant pour exemple le succès de Macao, qu’il venait de récompenser en lui accordant une bourse de valeurs en yuans à l’occasion du 20ème anniversaire de la rétrocession de l’ex-colonie portugaise. Le lendemain, de l’autre côté du détroit de Taiwan, la Présidente Tsai Ing-wen, rejetait l’appel de Xi à se réunir avec le continent sous ce même système. Tsai, en tête des sondages pour les élections présidentielles du 11 janvier, affirmait que la situation à Hong Kong est la preuve même que démocratie et autoritarisme ne peuvent cohabiter dans un seul pays. En effet, le 1er janvier dans l’ex-colonie britannique, ils étaient au moins aussi nombreux à défiler dans les rues que lors du 9 juin (1,03 million). C’est cette incapacité à mettre un terme aux manifestations (et de ne pas les avoir pressenties) qui a coûté sa place à Wang Zhimin, patron du Bureau de liaison à Hong Kong. La rumeur de son limogeage courait déjà depuis deux mois. Wang était remplacé le 4 janvier par Luo Huining, 65 ans, en semi-retraite depuis le 28 décembre. Sa loyauté politique, ses 13 ans passés au Qinghai, province où Pékin a adopté des mesures strictes à l’encontre de la minorité tibétaine, et ses 3 ans de lutte sans relâche contre la corruption dans le Shanxi, en font probablement un bon candidat aux yeux de Pékin, même s’il n’a aucune expérience des affaires hongkongaises. Reste à voir s’il fera mieux que son prédécesseur… 


Société : Sondages en pagaille

De l’eau a coulé sous les ponts depuis une étude de juin 2018 qui décrivait les internautes chinois comme des « voyageurs digitaux », prêts à sacrifier leur anonymat et leur vie privée en échange de plus de sécurité et de confort. Un think tank affilié au journal Southern Metropolis Daily révélait début décembre des résultats diamétralement opposés : après avoir interrogé près de 6 200 personnes sur la question de la reconnaissance faciale, environ 74 % des sondés déclaraient qu’ils devraient avoir le droit de choisir entre ce système ou les méthodes d’identification traditionnelles. Plus de 70% d’entre eux s’inquiètaient des fuites de données liées à cette technologie, tandis que 83% aimeraient pouvoir y accéder et avoir la possibilité de les supprimer. 39 % des citoyens chinois préféraient ne pas utiliser la reconnaissance faciale dans leur vie quotidienne. Ces résultats étaient publiés juste après l’entrée en vigueur de l’obligation de scanner son visage pour acheter une nouvelle carte SIM ou souscrire un abonnement téléphonique, et quelque temps après l’annonce de l’introduction de la reconnaissance faciale dans le métro pékinois. Ces mesures suscitèrent un vif débat à l’échelle nationale, dont deux professeurs de droit étaient les figures de proue. Le premier se nomme Guo Bing et enseigne à l’université des Sciences et Technologies du Zhejiang. En octobre dernier, il portait plainte pour violation des droits du consommateur contre un zoo à Hangzhou qui obligeait désormais tous ses visiteurs à s’enregistrer par reconnaissance faciale et non plus par empreintes digitales. C’est la première procédure judiciaire lancée à ce sujet en Chine.

A Pékin, Lao Dongyan, spécialiste en droit pénal à Tsinghua, dressait sur son compte WeChat un véritable réquisitoire contre la reconnaissance faciale, s’enquérant de la légitimité de la collecte de ces données personnelles, de l’utilisation qui en sera faite (par l’Etat ou des entreprises privées), et s’inquiétant de leur potentiel piratage. « Si les autorités font mauvais usage de nos données, nous pourrions aussi bien perdre notre richesse, notre réputation, notre travail, nos libertés, et même notre vie », alertait-elle. Elle dénonçait également le manque de consultation de la population, l’absence de consentement, et l’impossibilité de refuser ce système (même si l’on n’a rien à se reprocher). Elle pointait du doigt l’optimisme aveugle de la population : « si notre société n’est pas encore complètement tombée dans la paranoïa, il est encore temps de dire stop. La quête hystérique de sécurité va amener notre société à plus en avoir du tout ». Face à ce tollé, un groupe de 27 firmes chinoises, mené par le leader de l’intelligence artificielle SenseTime, se réunissaient fin novembre pour ébaucher des normes portant sur l’encadrement de la reconnaissance faciale. A ce jour, aucune loi n’existe pour protéger les données personnelles.

Autre sondage instructif dans un autre domaine, l’Académie chinoise des Sciences Sociales (CASS) révélait fin décembre que les maris sont généralement plus heureux que leurs épouses. Un résultat qui trouvait un fort écho sur les réseaux sociaux, l’annonce ayant été lue plus de 380 millions de fois. Un commentaire en particulier recevait l’approbation de plus de 70 000 internautes : « c’est logique, la plupart des épouses vivent comme des veuves ». L’auteur faisait allusion au déséquilibre de la répartition des tâches ménagères dans les foyers. Selon le Bureau des statistiques, les épouses y passent en moyenne deux heures de plus chaque jour par rapport à leurs maris. C’est aussi quatre fois plus que les jeunes couples.

Le lieu de vie impacte également l’épanouissement des couples. La CASS dévoilait que ceux vivant dans les villes de premiers tiers (Pékin, Shanghai, Canton, Shenzhen) sont souvent moins heureux que ceux installés dans de plus petites villes, offrant de meilleures conditions de vie, souvent moins polluées et moins chères.

Par contre, l’argent fait apparemment le bonheur. La plupart des concubins établissent un lien de corrélation entre niveau de revenus et satisfaction conjugale. Par contre, les femmes ne sont pleinement heureuses que lorsqu’elles se rapprochent de l’élite sociale, tandis que leurs conjoints se contentent de se hisser vers les catégories sociales supérieures.

Dernière trouvaille, malgré une charge mentale plus élevée, la santé psychologique des Chinoises est meilleure que celle de leurs compatriotes masculins – ces derniers étant davantage en proie au stress, à l’anxiété, voire à la dépression. Cependant, les jeunes, particulièrement ceux nés après 1990, sont moins touchés par le phénomène que leurs aînés. Mais si cette génération peut se permettre de privilégier l’épanouissement au travail (et en dehors), c’est souvent grâce au labeur acharné de leurs parents !


Petit Peuple : Kunshan (Jiangsu) – Les trois mariages de Zhang Mou (1ère partie)

Fils d’une famille paysanne aisée à Luoyang dans le Henan, Zhang Mou émanait autour de lui, avec le sourire, tous les signes de la réussite. Fort travailleur quand il fallait, il savait pourtant lever le pied dès qu’il était possible, pour jouir de la vie. Il était aussi bel homme, et conscient de l’être. Les yeux ouverts sur les plaisirs du monde, il les dévorait à pleines dents – mais tout en gardant toujours le sens de la mesure. Au fond, c’était un opportuniste au bon sens du terme, sachant saisir les chances quand il les rencontrait, mais capable de sentir les limites à ne pas dépasser. A l’école, il avait réussi sans trop se forcer, faisant juste assez d’efforts pour passer chaque classe. Après le Gaokao (le baccalauréat), il s’était orienté vers une école professionnelle dans l’immobilier, la carrière qui lui apparaissait la plus prometteuse. A la sortie, il s’était trouvé un poste lucratif à Kunshan (Jiangsu) pour lequel il vendait à tour de bras appartements et villas aux membres de la classe montante de la province. Il gagnait confortablement sa vie, assez pour acquérir en peu d’années une rutilante berline allemande et un duplex de 180 m2 derrière le parc Jinglin. Bientôt, il quittait la boite pour recruter une vingtaine d’employés à son compte : en 2012, à seulement 30 ans, sa fortune était faite.

Au fil de sa jeune carrière, Zhang Mou avait multiplié les conquêtes éphémères de jeunes femmes en quête de vie facile, voire d’un mari, ne craignant pas d’en fréquenter plusieurs en même temps. Durant les semaines ou (plus rarement) les mois que duraient ces liaisons, il traitait bien ces femmes, multipliant les sorties au restaurant, les voyages, et les comblant de bijoux et de parures. Quand l’heure était venue de les quitter, il leur offrait tantôt un manteau de fourrure, tantôt un emploi agréable, obtenu auprès d’un de ses nombreux amis de la bonne société. C’était une manière, pour ce garçon hédoniste mais foncièrement bon, d’éviter à ces filles de se sentir trahies ou humiliées à l’aube de leur vie.

Toutefois, cette année 2012 qui aurait pu être celle de son apothéose, s’avéra celle de sa remise en cause : à 30 ans, il commença à se lasser de cette existence superficielle, gagné par le sentiment d’en avoir fait le tour. L’antique culture confucéenne et bouddhiste de son village se réveillait en lui : il ressentait soudain un appel à ordonner sa vie. Non qu’il devienne l’ennemi de ses plaisirs d’hier, mais il souhaitait qu’ils commencent à porter fruits : il voulait des enfants. Pas qu’un seul, mais un nombre important d’héritiers, de quoi honorer ses ancêtres, et éviter de les « insulter », suivant l’adage – « des trois manières d’insulter les ancêtres, rester sans enfant est la pire » (不孝有三,无后为大 – bùxiàoyǒusān, wúhòuwéidà)». D’autant plus que pour supporter économiquement une grande famille, l’argent n’était pas un problème pour Zhang Mou !

Ce qu’il lui fallait, c’était deux… ou trois compagnes ! Or dans sa vision nouvelle et moralisée de l’existence, il ne pouvait s’accommoder d’avoir des amantes clandestines, des « petits miels »(小蜜, xiǎomì) dépourvus du statut de compagne légitime, il voulait les épouser. Mais comment concilier cela avec la loi nationale, qui bannissait sans la moindre ambiguïté la bigamie –et à plus forte raison la polygamie?Il fallut à Zhang Mou trois ans pour trouver la solution, en se basant sur une analyse fine de la législation en vigueur. Bientôt en effet, l’habile manager découvrait que le pays ne tenait pas de fichier national des mariages : l’enregistrement était dévolu à chacune des 30 provinces. Il commença donc par convoler en justes noces à Kunshan avec mademoiselle Ren, 25 ans, en juillet 2015. A peine la belle installée dans un loft loué dans le quartier de Xiaohe, il lui expliqua qu’il devait se rendre quelques semaines à Luoyang pour y ouvrir une filiale de son agence. Sur place, il se fit présenter par sa mère qui ignorait son mariage, la jolie Chen Lanfen, 28 ans, qu’il épousa en juin 2016. Sans perdre de temps, il la ramena à Kunshan, pour l’installer dans un superbe appartement qu’il louait, à 10 minutes à pied du premier nid d’amour.

Après quelques semaines à mettre en place ce nouveau rythme nuptial avec ses deux femmes, il repartait infatigable à quelques heures de voiture pour l’Anhui, toujours sous prétexte d’élargir son réseau d’affaires en ouvrant un nouveau bureau. Là, il n’eut aucun mal à rencontrer Wang, 25 ans, l’avenante fille d’un avocat qui rêvait de longue date de fonder une famille avec un homme de sa trempe. Il sut conquérir son cœur en dépensant sans compter, tout en lui déclarant qu’elle pouvait avec lui « faire un enfant en toute confiance et sans retard ». Les noces furent actées tambour battant en juin 2017, au bureau des mariages de la mairie de Hefei. Puis la belle Wang repartit, au bras de son mari, pour Kunshan où l’attendait un pied-à-terre de 160 m2 dans le quartier de Jiaoli, à moins d’un kilomètre de ses deux « sœurs de destin » dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

Combien de temps cette cohabitation polygame va-t-elle pouvoir tenir ? On le saura dans une semaine, promis !