Le Vent de la Chine Numéro 8-9 (2024) – Spécial « Lianghui »

du 11 au 17 mars 2024

Editorial : Rideau sur les « Deux Assemblées »
Rideau sur les « Deux Assemblées »

Après une petite semaine de débats, les « Deux Assemblées » vont finalement prendre fin au grand soulagement des pékinois, las de voir le trafic routier interrompu plusieurs fois par jour, des gardes chargés de la surveillance 24h/24 de tous les ponts de la ville (une mesure prise depuis qu’un homme avait osé déployer une bannière réclamant la démission de Xi Jinping au-dessus d’un pont à la veille du XXème Congrès en novembre 2022) et de certains internautes, agacés de voir leurs petits logiciels leur permettant de contourner la censure, se déconnecter sans cesse…

S’il ne fallait retenir qu’une seule chose de cette édition au format raccourci (7 jours au lieu d’une dizaine habituellement), c’est peut-être l’annulation surprise de la traditionnelle conférence de presse du Premier ministre en fin de session. C’était l’une des rares occasionssinon la seule – pour les journalistes étrangers de pouvoir poser leurs questions au patron du Conseil d’Etat, si, bien sûr, elles avaient la chance d’être pré-sélectionnées.

Ironiquement, le même jour, les ambassadeurs de la RPC à l’étranger, réunis lors d’un groupe de travail, plaidaient pour davantage de contacts entre les cadres du Parti, les universitaires, les entrepreneurs, les célébrités, et les médias étrangers afin que ceux-là « racontent mieux la Chine ». Manifestement, le leadership a d’autres préoccupations.

En effet, les analystes interprètent cette annulation comme le désir de Xi Jinping de diminuer la stature du Premier ministre, et cela, même si Li Qiang est considéré comme l’un de ses fidèles. Pas question qu’il vienne lui faire de l’ombre… Cette décision va de pair avec la réduction constante depuis plusieurs années des prérogatives du Conseil d’Etat au profil de nouvelles commissions du Parti dirigées par Xi en personne.

L’annulation de la conférence de presse du Premier ministre a eu pour conséquence de braquer tous les regards vers celle du ministre des Affaires étrangères « par intérim », Wang Yi. Rompu à l’exercice après dix ans passés à ce poste, Wang s’est prêté à quelques commentaires sur l’état de l’économie chinoise, conscient de l’intérêt que suscite cette thématique auprès des observateurs étrangers. « La Chine reste un moteur de croissance, les industries émergentes sont en plein boom et sa transition verte a produit des résultats impressionnants », s’est réjoui Wang. « La « prochaine Chine » est toujours la Chine », a-t-il martelé, alors que l’Inde, le Vietnam et le Mexique viennent marcher sur ses plates-bandes.

Ces déclarations ne feront pas oublier que les mesures économiques dévoilées lors de ces « Deux Assemblées » ont déçu. Rien de concret qui puisse aider les gouvernements locaux à éponger leur dette, les promoteurs immobiliers à se remettre à vendre des appartements ou les entreprises étrangères à reprendre confiance, n’a été annoncé.

Seuls quelques détails ont été dévoilés au sujet du programme visant à stimuler la consommation en faisant, auprès des entreprises et des ménages, la promotion du remplacement de leurs machines industrielles, de leur matériel électroménager et de leurs véhicules vieillissants… Pas moins de 7 millions de voitures et de 270 millions de produits blancs seraient éligibles au programme pour un montant total de… 5 000 milliards de yuans ! Cependant, il est difficile de prédire combien seront prêts à y participer, même s’ils bénéficient d’aides financières du gouvernement.

D’un point de vue idéologique, ce n’est pas la « circulation duale », ni la « prospérité commune » qui ont occupé le devant la scène cette année, mais les « nouvelles forces productives », un nouvel élément de la « pensée de Xi Jinping ». Des propres mots du leader, ces « nouvelles forces » sont celles dans lesquelles « l’innovation joue un rôle de premier plan » et le « principal indicateur » de leur succès est « une augmentation significative de la productivité totale des facteurs ».

Parmi ces forces, on pourrait citer les talents humains, les techniques de digitalisation, la robotisation, l’intelligence artificielle, les capacités d’innovations scientifiques et technologiques de pointe… Mais attention, « promouvoir ces nouvelles forces ne signifie pas qu’il faille négliger ou abandonner les industries traditionnelles », a-t-il averti devant un panel de représentants du Jiangsu. Xi est en effet bien conscient que les cadres vont parfois trop loin lorsqu’il s’agit d’appliquer ses directives, ce qui peut parfois conduire à des investissements peu productifs. Il suffit de remonter le temps aux débuts quelque peu chaotiques de l’industrie chinoise des véhicules électriques pour voir ce à quoi Xi faisait allusion.

Quoi qu’il en soit, cet accent mis sur ces « nouvelles forces productives » traduit une certaine inquiétude du leadership quant à la possibilité que la Chine se retrouve à la traîne dans certains secteurs stratégiques par rapport aux Etats-Unis, ces derniers ne cessant de lui restreindre l’accès aux technologies étrangères. Cependant, si l’on se base sur les progrès accomplis en très peu de temps par les semi-conducteurs chinois par exemple, on aurait tort de sous-estimer la détermination chinoise à progresser sur la chaîne de valeur.


Interview : Trois questions à… Alex Payette, cofondateur du cabinet Cercius
Trois questions à… Alex Payette, cofondateur du cabinet Cercius

VDLC : Quelques jours avant les « Deux Assemblées » (Lianghui)  tout semblait indiquer que des nominations ministérielles (le remplaçant de Qin Gang notamment) seraient annoncées. Or, dès le premier jour, le porte-parole a déclaré qu’il n’y en aurait pas. Comment interpréter cette annonce ?

Alex Payette : Considérant le retrait progressif des accréditations de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Qin Gang, et de l’ex-ministre de la Défense, Li Shangfu, beaucoup s’attendaient à voir Liu Jianchao être nommé ministre durant les « Deux Assemblées », et le nouveau ministre de la défense Dong Jun nommé à la Commission militaire centrale. Ceci dit, les « Lianghui » ne sont normalement pas le théâtre d’ajustements significatifs en matière de personnel. Pour ce genre de nomination, il faut plutôt attendre une rencontre du Comité Permanent de l’ANP.

Ce qui est curieux, c’est que Liu et Dong n’aient pas pu être nommés avant les « Lianghui » afin d’y assister dans leurs nouvelles fonctions. Le fait de ne pas avoir réussi à faire élire Dong durant les « Deux Assemblées » et Liu un peu avant, en dit long sur la situation au sein du leadership chinois. En effet, Dong Jun est encore loin de faire l’unanimité et Wang Yi n’est peut-être pas encore prêt à laisser sa place. Ce faisant, il se peut que Xi soit contraint de négocier avec les forces en présence afin de pouvoir reconstituer le Conseil d’État seulement une année après sa formation en mars 2023.

VDLC : La Chine a annoncé un objectif de croissance « d’environ 5% », soit exactement le même que l’an dernier. Entretemps, les observateurs s’accordent à dire que les conditions économiques se sont détériorées. Dans ce contexte, sera-t-il plus difficile pour Pékin d’atteindre cet objectif en 2024 ?

Alex Payette : Pour parler franchement, il est tout simplement inutile de parler de 5%. En effet, une majorité d’indicateurs démontre que le taux de croissance de 2023 et l’objectif annoncé pour 2024 ne sont pas réalistes : les ratios d’endettement des gouvernements locaux s’envolent, la demande domestique demeure faible et les exportations souffrent. Il n’est pourtant pas nécessairement impossible pour Pékin de se rapprocher des 5%. Le Premier ministre Li Qiang a notamment annoncé l’émission d’obligations qui serviront à financer de nouveaux chantiers d’infrastructures.

Ceci dit, les limites du modèle de développement économique alimenté par de la dette commencent à se faire sentir. Ainsi, sans plan de relance qui contiendrait des mesures visant à corriger certains problèmes dans le secteur immobilier et à entretenir de meilleures relations avec les pays occidentaux afin de faire lever certaines sanctions, la Chine serait plus proche de 3%, voire un peu moins.

VDLC : Justement, comment expliquer l’absence d’un plan de relance économique concret : l’appareil serait-il à court d’idées ou tout simplement paralysé dans l’attente du 3ème Plenum, reporté depuis novembre ?

Alex Payette : D’emblée, les « Deux Assemblées » ne sont pas le moment pour lancer un tel plan ; les « 3ème Plenums » le sont. Ensuite, il est nécessaire de rappeler que plusieurs acteurs sont censés travailler à l’élaboration d’un tel plan, attendu depuis 2018.

Il y a bien sûr le Conseil d’État. Cependant, ce dernier demeure très divisé : Li Qiang, qui, de toute façon, n’y connaît pas grand-chose, voudrait bien prendre un peu de galon en contrôlant l’agenda économique. Les vice-premier ministres He Lifeng et Ding Xuexiang voudraient eux aussi influencer ce portfolio. Tous veulent le faire, au détriment du bien commun, pour se faire bien voir aux yeux de Xi. Ainsi, la rivalité qui existe entre ces trois individus freine, voire paralyse, le processus d’élaboration d’un plan de relance.

En parallèle, le leadership a mis beaucoup de temps pour nommer les dirigeants des nouvelles commissions centrales des Finances et du Travail financier, si bien que l’on peut se demander si elles ont eu le temps de commencer à travailler ! Et même si c’était le cas, il y a fort à parier que, là aussi, les deux nouvelles entités se mettent des bâtons dans les roues…

Il y a un dernier élément à prendre en compte. Etant donné que Xi a fait démissionner ou purgé tous les réformateurs, trouver de véritables solutions qui pourraient avoir un réel impact sur l’économie chinoise, s’avère plus compliqué. En effet, les solutions discutées actuellement ne sont pas à même de résoudre les problèmes systémiques qui plombent l’économie. Toute réforme ou politique jugée trop « à droite » (plus « libérale ») ne sera pas acceptée. Voilà pourquoi les seules « solutions » que l’on rapporte à Xi demeurent pour l’instant prisonnières du carcan pseudo-productiviste et du besoin de contrôle du Parti.

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Alex Payette est cofondateur et PDG du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine.