Le Vent de la Chine Numéro 3
La semaine passée vit un concert de critiques, suite à l’interdiction par Hainan de la
pêche dans les deux tiers de la mer de Chine du Sud. Les pays riverains et les USA dénoncèrent cette décision unilatérale. Elle s’ajoutait à la ADIZ créée en décembre 2013, plus au Nord. Tout cela révèle chez le Président Xi Jinping un style plus incisif que ses prédécesseurs. <p>Mais en ce bras de fer, la Chine est-elle prête à aller jusqu’au bout ? L’option d’un conflit semble exclue, au Nord en tout cas, face au Japon appuyé par les USA. Aujourd’hui, l’APL n’est pas encore en état d’imposer son contrôle sur la totalité de cette mer. De plus, l’épreuve de force coûterait cher au pays, sans rapporter d’avantage évident. Rien qu’en négociant, la Chine pourrait obtenir de lourdes concessions sur les richesses sous-marines. Mais sa ligne dure profite à l’armée : de la sorte, elle garde l’assurance de conserver indéfiniment de gros budgets, sans risque de devoir les partager avec d’autres entités de l’Etat. D’où cette question : que veut le PCC pour son armée ? Les premières déclarations nous apportent quelques lumières.Au 3ème Plenum de novembre 2013, Xi a créé une Commission Nationale de Sécurité (CNS) pour coordonner armée, police et diplomatie, et planifier la lutte contre extrémisme, terrorisme et séparatisme. Discuté avant même le 18ème Congrès, ce projet coïncide avec un renforcement stratégique des forces navales et aériennes. Il s’agit donc de multiplier les capacités de l’armée par les technologies de l’information. Vieille puissance « terrestre », la Chine deviendrait une puissance maritime grâce à une flotte enfin émancipée de l’armée de terre. Elle régnerait aussi sur l’espace aérien régional et exo-atmosphérique, en un cadre véritablement « interarmées ».
Ici, une curieuse enquête du journal nippon Yomiuri croit dévoiler le grand plan de redéploiement de l’APL : les 4 régions militaires de Pékin, Shenyang, Lanzhou et Chengdu seraient regroupées en deux. Celles de Jinan, Nankin et Canton resteraient intactes pour « garder la mer ».
Ensemble, ces 5 théâtres d’opérations évolueraient à étapes forcées vers l’inter armisation, facilitée par l’équipement, la multiplication des exercices et la démobilisation de 300.000 hommes sur les 2,3 millions aujourd’hui sous les drapeaux.
Vu sous cet angle, ce démantèlement supputé des régions de Lanzhou et Shenyang viserait à supprimer des bases dont les ex-patrons (les généraux Guo Boxiong et Xu Caihou, aussi ex-vice-présidents de la Commission Militaire Centrale) sont des fidèles de l’ex Président Jiang Zemin. Créer un commandement interarmées, permettrait à Xi de faire pression sur ces régions : soit y placer ses hommes, soit les fermer.
Bien sûr, ces deux Régions Militaires (RM) de Chine du centre n’ont rien à gagner à la réorganisation envisagée. Tandis que celles de la côte reçoivent de belles compensations à travers la création de la ADIZ et l’interdit de pêche internationale.
Détail intéressant : alors que ce plan se discute, Xu Caihou, l’ex-boss de Shenyang, en retraite, serait sous pression, « soupçonné » de corruption - comme pour l’avertir de ne pas faire obstruction ou d’en subir les conséquences ! En fait, le démantèlement de ces RM est délicat : elles sont les héritières de la Longue Marche. Les supprimer serait un crime de lèse-héritage maoïste, une atteinte au fondement-même de l’APL.
Comme on le voit, les premiers pas de cette réforme sont difficiles. Parmi les missions que Xi voudrait confier à la CNS, figurent la lutte contre les « nouvelles menaces sécuritaires non conventionnelles » : l’extrémisme religieux, les défis « idéologiques culturels de l’Occident », les risques de l’internet, et une « combinaison de menaces conventionnelles et nouvelles ».
Cela laisse deviner que les missions de défense (CMC) et de sécurité (CNS) sont encore aux mains d’organes séparés, contrairement à ce que font les actuelles puissances militaires, Etats-Unis, France et autres – question de rivalité et de compétences. Gageons que Xi Jinping devrait avoir toutes les peines du monde, à l’avenir, à briser cette dualité, tant les « policiers » redoutent d’être soumis aux militaires.
Fer de lance de la réforme, le programme décennal d’ urbanisation de l’équipe dirigeante est passé fin 2013 dans l’ombre, toute priorité allant à la lutte anti-corruption (cf page 2 ) et à la reprise du contrôle de l’armée ( cf édito ).
Li Keqiang lui-même, le 1er ministre et auteur du plan, reculait en influence – c’était Xi Jinping qui ouvrait en décembre la Conférence Nationale sur les villes d’avenir. Le projet suscita de nombreuses objections quant aux coûts gigantesques de construction et de fonctionnement de ces villes pour accueillir les migrants à égalité de droits avec les citadins.
En décembre 2013, 52% des Chinois étaient en ville, et selon McKinsey, ils seront 70% en 2030 (990 millions).
Pour autant, le programme n’est pas passé à la trappe. Par décision du Conseil d’Etat, aux six zones urbaines en place (Pudong, Zhoushan, Binhai, Nansha, Chongqing-Liangjiang depuis 2010, et Lanzhou en 2012) viennent de s’ajouter deux nouvelles, le 10/01 : Xi-Xi’an et Gui’An, au centre du pays.
– Xi-Xi’an, la zone de Xi’an-Xianyang, s’étendra sur 882km². Puissamment soutenue par la capitale du Shaanxi, elle aura vocation d’accueillir les technologies de l’information, la logistique, mais aussi la culture.
Lâché par Xi lors de la conférence nationale, le maître-mot est : « la zone économique de la Route de la Soie », dont le point de départ (vers l’Asie centrale) est Xi’an. Aussi, la nouvelle ville se veut à la fois laboratoire et vitrine du centre-ouest, faite pour attirer et impressionner les pays voisins. Vantone, poids lourd de l’immobilier en Chine, annonce déjà un investissement de 5 milliards $ en 7 ans, pour créer « la grande cité », une micro-ville de 80.000 habitants (équivalent de la ville de La Rochelle) intégrant les fonctions de santé, d’éducation, de loisirs et même d’agriculture, à celles d’industries et de services.
On voit ainsi les trois signes distinctifs de cette nouvelle « urbanisation à la chinoise » où la planification fonctionnelle entre enfin en jeu, avec des architectes et urbanistes. Elle se fera surtout à l’Ouest (où l’espace ne manque pas), en «clusters» (villes moyennes, intégrées et autosuffisantes) et leur planification comme leur financement, reviendront au secteur privé. L’Etat renonce à son monopole d’initiative, pour se retirer au poste de contrôle. Le Shaanxi a déjà offert 10 mesures incitatives, comme l’électricité à un prix préférentiel, pour attirer les entreprises.
– Gui’An, l’autre nouvelle zone qui reliera Guiyang et Anshun dans le Guizhou, sera bien plus grande : 1795km². Dotée de liaisons hors pair (ferroviaires, autoroutières, aériennes), elle attirera une industrie de pointe, des services, loisirs et tourisme.
Un atout sera le groupe Hon Hai (Foxconn) qui emploie 1,2 million de monteurs et assembleurs en Chine (et toujours plus) pour faire face à la demande mondiale en iPad et iPhones.
Terry Gou, son patron taiwanais, y installe sur 260 hectares une usine géante de « 4ème génération », avec sa base-vie pour juillet.
A Gui’An, l’offre de loisirs, l’intégration des fonctions et la neutralité thermique (la faiblesse des émissions de CO²) seront recherchées. Ne serait-ce que pour mettre fin, chez Foxconn, aux vagues de suicides d’employés, trop souvent associées à l’image du groupe les années passées au sud-est du pays. C’est sur ce modèle, assorti d’investissements massifs, que le pouvoir central mise, pour fournir aux villes actuelles une alternative – peut-être un espoir de nouveau départ.
Pour 1 milliard d’€ le 09/01, Fosun, le groupe d’investissements privé chinois rachète 80% de la branche ‘assurances’ ( Caixa Seguros – CS) de la banque publique portugaise Caixa Geral de Depositos qui détient 30% du marché local. C’est ainsi que l’Etat portugais rembourse ses dettes en vendant des actifs, notamment l’électricien EDP (21%) et le réseau de distribution électrique REN (25%) (rachetés par Trois Gorges et State Grid). L’Etat a ainsi récupéré 8,1 milliards d’€, dont la moitié de Chine, ce qui lui permet de recommencer à se financer par obligations.
A chaque appel d’offres, Lisbonne a préféré la chinoise : c’est que la Chine paie plus, et d’autre part Fosun s’engage davantage, en promettant de préserver l’entité au-delà des quatre ans inscrits au cahier des charges.
Fosun, à vrai dire, n’en est pas à son coup d’essai dans son expansion hors-frontières. En 2013, il participait au consortium d’Axa pour le rachat de Club Med (7%, 23 millions d’€). Il prenait une part du prêt à porter italien Raffaele Caruso et investissait dans la ligne d’habillement grecque Folli-Folie. En décembre 2013, il reprenait la tour One Chase Manhattan à New York, moyennant 725 millions de $.
Belle réussite, pour Guo Guangchang, Liang Xinjun, Wang Junbin et Fan Wei, qui démarraient en 1992, jeunes diplômés de Fudan, en fondant Fosun. Fosun démontre une capacité prodigieuse à se redéfinir au bon moment. Dans les années 2000, alors que tous les indicateurs étaient à la crois-sance, surtout dans l’immobilier (de janvier à juin 2013, sa filiale Forte écoulait pour 9,1 milliards ¥ d’appartements), les mines (Hainan) et la sidérurgie (aciéries de Nankin), Fosun s’imposait un tournant. Ayant soigneusement étudié le modèle de Warren Buffett et de son groupe Berkshire Hathaway, ses leaders décidaient de se lancer dans l’assurance, secteur d’avenir.
De même, Fosun sait se montrer flexible. Ainsi le rachat de CGD s’est fait par hasard. Ses investisseurs se rendaient à Madrid, profitant de la crise pour faire de belles affaires dans la finance ibérique. Mais sur place, un intermédiaire attira leur attention sur le Portugal et CS, aux conditions encore plus séduisantes…leur permettant de saisir la balle au bond !
Au lendemain du rachat des assurances lusitaniennes, les agences de notation, Moody’s et S&P ont froncé les sourcils, agacées par le style de Fosun—un peu trop primesautier à leur goût : racheter, mais avec quel argent ? Fosun, qui disposait de 22 milliards ¥ de cash en juin dernier, balaya l’objection d’un revers de main. Peu après, il se mettait en campagne, prétendant à la reprise du groupe de presse Forbes, dont il produit déjà la version chinoise. Parmi ses rivaux, figurent de grands noms tels Spice Global, le conglomérat indo-singapourien et l’allemand Axel Springer.
Mais revenons à la reprise de Caixa Seguros. Du point de vue chinois, le moment est venu d’investir en Europe : la crise de l’euro est largement dépassée. Les finances des Etats sont en voie d’assainissement, et bien des secteurs clés, momentanément affaiblis, cherchent des financements pour redémarrer.
Fosun n’exclut pas d’investir davantage au Portugal, notamment dans le tourisme et la santé : deux domaines naturellement complémentaires de l’assurance (qui peut les financer et assurer). Le groupe promet aussi de chercher à développer CS en Afrique, à commencer par les ex-colonies lusitaniennes.Entre toutes ces voies d’expansion, le « Berkshire Hathaway Shanghaïen » comme on l’appelle, n’a que l’embarras du choix.
La
campagne anti-corruption fait rage. Le 14/01 devant la CCID (纪律检查, jilüjiancha, police interne du Parti), Xi Jinping avertissait : « toutes les mains sales seront prises », et même « tranchées » – à l’image de ce héros antique, qui s’était mutilé de sa main envenimée par un serpent, afin de se sauver. <p>En 2013, la CCID annonce avoir frappé 182.000 membres corrompus, 13% de plus qu’en 2012. Traquant les « 8 vices » (dont le formalisme, la bureaucratie, l’hédonisme et l’extravagance), des armées d’inspecteurs visitent des milliers de bureaux et foyers, et les greffes des tribunaux peinent à transcrire les verdicts qui frappent les « mouches » et les « tigres », comme promis par Xi Jinping.Parmi les tigres figurent Gu Junshan, ex-n°2 de la logistique de l’APL, corrompu ET proche de Bo Xilai, Li Chongxi, ex-haut cadre du Sichuan ET proche de Zhou Yongkang, et Li Dongsheng, ex vice-ministre de la Sécurité publique, aux ordres de Zhou Yongkang.
D’autres poursuivis sont des industriels privés : Deng Hong, promoteur de Central City à Chengdu (probablement le plus grand bâtiment du monde), a « disparu » depuis 11 mois (en prison) – également proche de Zhou Yongkang.
De même, deux dirigeants de Sinopharm, groupe public du médicament chinois, sont sous enquête.
Enfin, le malheureux Bai Zhongren s’est donné la mort le 05/01 : les Chemins de fer chinois qu’il présidait avaient 530 milliards de ¥ de dettes (85% des actifs), et dans certaines provinces, ne pouvaient plus payer les salaires. Son ex-patron, alors ministre, Liu Zhijun, écopa de la peine capitale avec sursis en juillet 2013, et bon nombre d’autres hauts cadres ferroviaires attendent leur procès.
D’autres mesures sont prises, pour prévenir l’affaiblissement du mouvement, la priorité majeure de la nouvelle équipe : Zhang Yi, professionnel des groupes d’Etat, est nommé Président de la SASAC (tutelle des consortia publics), en remplacement de Jiang Jiemin. Depuis le 1er janvier, au-delà d’un certain grade, tout cadre doit déclarer son patrimoine, y compris celui hors-frontière (ce dernier, auprès de la SAFE). Le département de l’organisation du PCC prépare des inspections par sondage aléatoire, avec sanctions bien sûr en cas de fraude. Enfin, des passe-droits ou mauvaises pratiques sont éradiqués : ni train gratuit, ni billets de faveur pour les 20.000 civils travaillant pour l’APL.
Tout le monde attend le procès de Zhou Yongkang, 71 ans, le Deus ex machina de toute l’affaire. On le sait déjà en prison et sous enquête depuis décembre. En autorisant l’inculpation, Xi a brisé un tabou, qui octroyait l’impunité à tout membre (ou ancien membre) du Comité Permanent. Il devrait être accusé de corruption et abus de pouvoir, mais probablement pas de trahison ou de menées séditieuses.
Ainsi, la campagne de « frugalité » enregistre-t-elle ses premiers succès, mais apporte aussi, par rebond, un défi : près de deux tiers de jeunes fonctionnaires récemment sondés, ressentent une injustice : les « cadeaux » qu’ils ne reçoivent plus, compensaient « leurs besoins fondamentaux ». C’est l’instant de vérité inattendu. La suppression des bakchichs doit s’accompagner d’un alignement des salaires publics sur le privé. Faute de quoi, l’administration cessera de coopérer.
Total va de l’avant dans ses projets en Chine.
En Mongolie, à Erdos, Total vient d’obtenir avec son partenaire China Power (un des cinq producteurs nationaux d’électricité) le permis d’investir dans la conversion du charbon en polymères. Le projet était à l’étude depuis 2 ans – la passation de pouvoir de l’équipe de Hu Jintao à celle de Xi Jinping a causé ce retard. Pour créer la JV, d’un coût de 4 milliards de $, manque encore la licence d’exploitation.Très innovant, validé en Belgique, ce procédé Total sera vendu à la JV, avec accord de secret industriel. À pleine capacité, l’usine produira 800.000 tonnes par an de polyéthylène utilisé dans la production de sacs et bouteilles plastiques. Elle produira aussi du polypropylène, base des textiles synthétiques et de plastiques automobiles. L’avantage pour la Chine sera d’économiser ses hydrocarbures importés en utilisant son charbon.
D’après le groupe français, la technologie est très performante en terme de pollution : pratiquement pas d’effluents liquides et les émissions de soufre seront très limitées. Par contre, celles de CO2 sont inévitables. Là, Total est en train de mettre en place des « schémas de compensation » – séquestration de CO2 par exemple, ou investissements dans les réductions d’émissions.
Au final, l’aspect environnemental de la future usine est un des éléments décisifs, dans son acceptation publique. Depuis le 3ème Plenum, Pékin ne compte plus fermer les yeux sur les manquements des provinces, en la matière.
L’amour filial à la chinoise peut être rude. Mme Shen, à Shenyang (Liaoning) peut vous le dire. Elle incarne ce type de parents, qui n’hésitent pas à faire souffrir leur enfant « pour son bien ». Ces parents, on les appelle en Chine « parents- tigres », épithète, où se mêlent autant l’admiration que l’effroi. A la décharge de Mme Shen, il faut bien reconnaître qu’elle faisait face à un réel problème. C’est l’histoire bien connue, du couple nouveau riche qui ne se rend pas comtes des risques éducatifs que représente l’abondance.
Cheng Cheng, leur petite fille, trouvait « nul » de faire son lit, de ranger sa chambre, et protestait quand sa mère passait la prendre à l’école en Citroën Fukang au lieu de la BMW avec chauffeur de papa – « ses amies allaient se moquer d’elle ». Quand on lui demandait de se lever de table pour aller chercher quoi que ce soit, elle protestait et trouvait toutes sortes d’échappatoires.
Pas de doute, Cheng Cheng filait du mauvais coton. Si rien n’était fait, elle s’acheminerait vers une vie de ratée, de profiteuse, laissant en friche d’évidentes qualités. Il fallait absolument la remettre sur les rails, lui infliger le châtiment du maître taoïste à son novice, 当头棒喝(dāng tóu bàng hè), « donner un coup de bâton sur la tête et crier », nécessaire pour redresser la barre. C’est pourquoi après avoir bien médité, Mme Shen prit le taureau par les cornes.
Un jour, la fillette de 9 ans lui tendit, sans rougir, son carnet scolaire truffé de mauvaises notes et d’avertissements. C’est alors que sa mère lui asséna ce gros mensonge, affûté depuis des semaines : « Cheng Cheng, je ne suis pas ta véritable maman. Nous t’avons adoptée. Ta mère génétique t’avait confiée à nous peu avant de succomber à un mal incurable. Je lui ai promis de te soutenir jusqu’à la fin de tes études. Après ça, finie la vie de château, tu devras gagner ta vie ! » Stupéfaite, la gamine voulut d’abord lui tenir tête : « Vous me faites marcher ». « Mais non », soutint la Mme Shen, sans pitié.
Les semaines qui suivirent virent, la fillette se recroqueviller sur elle-même, perturbée, confuse, cauchemardant la nuit, pleurant au réveil – la mère laissait faire.
Peu à peu, s’ensuivit sa métamorphose, sous les yeux ébahis de ses professeurs. Cheng Cheng commença à faire ses devoirs à temps, à apprendre ses leçons avec un perfectionnisme d’abord désespéré, puis complice, à mesure qu’elle prenait goût aux études.
Son rapport aux autres, parents, enseignants, chauf-feur, a-yi…changea : prenant conscience de son besoin des autres, elle se mit à les écouter, comme si ce qu’ils avaient à dire pouvait avoir de la valeur, et les respecter. Et dorénavant, elle obéissait aux consignes.
Ayant pris cette décision une fois pour toute (le père n’avait pas eu son mot à dire), la mère garda le silence. Elle se tut, même quand elle réalisa que le lien avec sa fille se distendait.
Quand celle-ci eut 13 ans, elle déclara à ses « parents » qu’elle considérait désormais comme ses « tuteurs », qu’elle voulait entrer en pension. Pris à leur propre piège, les parents n’eurent d’autre choix que d’accepter.
Sous l’angle des résultats, les fruits du mensonge dépassèrent les espoirs les plus fous. Bourreau de travail, Chengcheng ne cessa plus d’être première, fut acceptée à la prestigieuse université Jiaotong de Dalian (un des établissements-phares de la région), et de nombreuses bourses lui furent accordées.
Mme Shen continuait à se murer dans son secret. Ce n’est qu’une fois sa fille employée dans une grosse boite de software du Dongbei, mariée, et pleinement indépendante, qu’elle se décida à avouer que Cheng Cheng était bien le fruit de ses entrailles, tous comptes faits.
A cette choquante révélation, Cheng Cheng exprima une bien compréhensible surprise : pour quelle raison sa mère avait-elle si longtemps poursuivi la mystification, même après qu’elle-même se fût amendée ? Mais le désarroi fut de courte durée : depuis longtemps, la jeune diplômée était passée maître dans l’art de dompter ses émotions et garder son cœur en cage. La relation demeura inchangée, froide et courtoise. C’était trop tard : toutes ces années de tendresse volées, ne pouvaient plus être rattrapées.
À vrai dire, dans le secret de son cœur, Cheng Cheng s’interroge. Sa mère avait-elle coupé le lien pour son bien ou pour avoir la paix ? Et si au lieu d’être une fille, elle avait été un garçon, aurait-elle pris la même décision ? Son pardon dépend des réponses à de telles questions…