Le Vent de la Chine Numéro 40

du 14 décembre 2009 au 11 janvier 2010

Editorial : Le Parti communiste chinois entre bilan et avenir

Du 5 au 7 décembre 2009 s’est tenue, en toute discrétion, la Conférence économique centrale, rassemblant une centaine de décisionnaires du pouvoir central, provincial et financier. Dans son laconique bilan, ce conclave confirme le maintien de la ligne de stimulus et de crédit en 2010, pour une croissance « stable, relativement haute ». Sans surprise, comme G8 et Fonds monétaire international, elle estime sa reprise en 2009 (d’une croissance attendue de 8,4%) trop aléatoire pour baisser sa garde.

A lire de plus près, on discerne aussi en ce plan la volonté de resserrer doucement les écrous, sans affoler investisseurs ni bourse. Officiellement, les banques ne prêteront plus que 8 trillions de ¥uans en 2010, après les 10 trillions de 2009. De même, on pressent un départ de l’actuel système de répartition des crédits publics du monde productif, vers celui de la consommation: idée-force du moment, qui tente de prévenir un risque systémique majeur. En effet, 2009 a vu le ratio consommation/PIB chuter à 48,9%, contre 75% ou plus, en d’autres pays émergents, tels le Brésil et l’Inde.

Dans ce contexte, le pouvoir maintient en 2010 des incitations à l’accès au logement (1er logis ou occasion à restaurer). L’assouplissement du hukou (permis de résidence fixant les Chinois à leur lieu de naissance) dans les villes petites ou moyennes devrait soutenir l’immobilier, l’automobile et l’électronique. L’action se combine au projet de renforcement de la représentation du monde rural au Parlement, effort politique d’égalisation des chances avec le monde urbain.

Toujours dans ce but de rassurer, l’Etat ne fait que suggérer son plan (pourtant très volontariste) de concentration des secteurs, par fusions et fermetures de petites unités. La flambée des prix (6-15% dans l’alimentaire) est surveillée -mais l’inflation n’est pas redoutée, du fait de la surcapacité industrielle. L’export sera relancé tous azimuts : aides, diversification des stratégies, chasse aux nouveaux marchés.

Enfin, reportée depuis des années, la hausse des «commodities» sociales (énergie, eau) est inéluctable.

En politique étrangère, Hu Jintao présente un genre de testament politique, voué à entrer dans la Charte du Parti, comme hier les « 3 représentativités » (三个代表) de Jiang Zemin. Renonçant au dogme de Deng Xiaoping de profil bas en diplomatie, Hu plaide pour une «responsabilité partagée», et une «participation enthousiaste» dans les affaires du monde : c’est-à-dire un engagement limité du pays dans la résolution des crises.

Dernier arrivage sur la scène politique : cinq probables leaders «de la 6ème génération», qui tiendront le pays en 2022.

Sun Zhengcai, ex-ministre de l’agriculture, Hu Chunhua ex-Secrétaire du Hebei dirigeront la Mongolie Intérieure et le Jilin. Ils ont 46 ans, 11 d’avance sur l’âge moyen d’accession à ce grade. Mme Sun Chunlan, n°2 du syndicat unique devient secrétaire du Parti du Fujian (1ère femme dans cette fonction en 22 ans). Cette relève reflète l’actuel équilibre des forces au Parti communiste chinois : « Petit-Hu », Hu Chunhua est proche du Président (mais non apparenté), Sun Zhengcai est vassal de Xi Jinping.

C’est le système de succession gedai (各代) inventé par Deng Xiaoping, qui démontre ici sa vitalité: interdit de choisir son dauphin direct (afin de prévenir le retour à la dynastie), le n°1 désigne le suivant. De la sorte, ce leader ne règne que 10 ans, et le Parti s’épargne les guerres intestines du passé, dont la dernière, en 1989, avait servi de base aux événements de Tian An Men. Mais il y a un risque que le n°1, désigné avant maturité et selon des critères de camarilla, non de mérite, puisse à l’usage, s’avérer décevant…

 

 


A la loupe : Après les jeux de Pékin, l’Exposition de Shanghai

Shanghai l’a voulue et la fera : la plus géante Expo Universelle de tous les temps, 200 pays, 250 pavillons, 100 millions de visiteurs attendus de mai à octobre sous le slogan de «ville meilleure, vie meilleure». Elle sera aussi la plus ambitieuse, au point d’en être parfois un peu dépassée : trois nouveaux tunnels sous la rivière Pu reliant les deux sites de l’Expo, ont compliqué l’évacuation des boues, la distribution d’électricité, retardé le gros-oeuvre : Pékin a dû reprendre à la mairie de Shanghai la direction du chantier.

Le résultat est un complexe vibrant sous les crépitements des soudeurs à l’arc, les ahans des maçons et grondements des bétonneuses, dont émergent déjà les structures, l’intimité joyeuse du pavillon hollandais (ruelle d’Amsterdam), la sphère lumineuse du pavillon britannique, les vasques de 30m de hauteur du boulevard de l’expo, la soucoupe volante du théâtre à 280M$ pour 18000 places, appelé à porter le nom de Benz en 2011 et à accueillir les show-matchs de basket-ball de la NBA.

Formule obligée par l’écart de richesses des nations, l’expo se décline en trois classes : celle des 42 pays qui choisissent leur architecture, celle des 46 locataires d’un espace clé en main, et celle des plus de 80 pays en voie de développement qui se partagent des halles, telle l’africaine aux parois de girafes et baobabs.

Les moyens varient du tout au tout, des 8M² du joli volume belgo-européen (un neurone, terminaison nerveuse des pays de l’Union), aux 100M² du Japon, effort sans précédent. En une démarche ambivalente, nationale et altruiste à la fois, tous quêtent les regards et les investissements du monde, mais font aussi le point ensemble sur les moyens techniques et le sens de la vie dans nos villes modernes. L’usage des matériaux de pointe (membranes de revêtement, éclairages LED, fibre optique) et de végétaux évoque bien cet aspect idéaliste et militant. Chaque pays déploie un concept : la conche marine pour Israël (curieuse cloche de béton et de verre), les dunes pour les Emirats, le panier d’osier pour l’Espagne, un titanesque portique « Pailou » pour la Chine.

Avec Ville sensuelle, de l’architecte J. Ferrier, la France a choisi les 5 sens, dans un atrium ceint d’une résille minérale et habillé par la cascade d’un jardin «à la française» vertical.

Pour conserver l’intérêt durant le semestre de fastes, Maison France abritera 4 restaurants, une chaîne de télévision HD, une expo du musée d’Orsay (Gauguin, Rodin, Van Gogh) et 10 autres gadgets, tel ces mariages célébrés sur place et un concours des plus jolis mariés (1er prix : une semaine en France).

Et les Shanghaïens, comment prennent-ils les choses ? Avec bonhomie. L’immense fierté pour la promotion de leur ville. Le stress des embouteillages, de la pollution des 1000 chantiers urbains. La campagne de propagande musclée, genre « patriotisme municipal » marche plutôt bien : 500.000 jeunes se sont présentés, pour les 170.000 places de volontaires dont 60.000 sur l’expo même et les autres, en ville… En résumé : à compter du premier mai, pour six mois, un rendez-vous qu’on ne saurait rater.

 

 


A la loupe : La Chine au COP 15, à minuit moins cinq

Le COP-15 (Conference of the Parties) contre le réchauffement global siège depuis le 7/12/2009 à Copenhague, entre 192 nations et 13.000 délégués venus recomposer notre planète dans un sens vert

Le monde a été frappé par l’offensive d’une Chine déterminée et préparée, avec ses alliés du «Groupe des 77» (130 pays en développement) menés par un Soudan polémique accusant l’Ouest de donner «pas même de quoi payer un cercueil aux pays pauvres» (sic). Ainsi dans sa 1ère semaine, le COP15 s’est lancé dans le vieux décor stérile du conflit Nord/Sud, riches contre pauvres.

Par la voix de son émissaire Su Wei, la Chine met en demeure Europe, USA de faire leur examen de conscience, d’ouvrir leurs bourses (elle qui détient les plus grandes réserves en devises du monde avec 2300MM$), et de couper de 40% « au moins » leurs émissions de CO2 -et eux seuls. Quoiqu’elle soit déjà 1er émetteur mondial (6,8MMt dès 2006) et s’apprête, selon l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) et l’US Department of Energy, à passer à 13MMt en 2030 (29% de la pollution mondiale alors). Pékin gèle Copenhague, pour bloquer la pendule à l’heure des précédentes négociations (Kyoto et Bali) et bannir l’abandon du protocole de Kyoto, qui lui est si favorable. Pour elle et cinq autres pays émergents dont ceux du groupe «BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine), il s’agit de gagner 20 ans de liberté de hausse de pollution à ses gigantesques groupes électriciens et métallurgistes, tout en continuant à percevoir des milliards de US$/an en CERs (Certified Emissions reductions), droits d’émissions que la Chine vend aux pays riches signataires de Kyoto.

Le 10/12, Todd Stern, négociateur américain avertit que son pays «ne paiera pas pour la Chine». Le 11/12, le vice ministre He Yafei rétorque en le traitant de « très irresponsable ». Pas de doute : un autre aspect de ce COP 15, est ce duel sino-américain. Les Européens, et le groupe des 43 pays-îles, très concernés en raison de la menace de montée des mers, sont exaspérés de voir le sommet et le débat technique confisqué par ces disputes de puissances.

Mais l’on voit aussi ces 11-12 décembre des embellies éclairer ce plafond bas :

[1] A Bruxelles, les 27 pays de l’Union Européenne améliorent leur offre: 30% de coupes d’ici 2020 sans conditions, et 3,6MM$/an à un fonds climatique pour pays pauvres.

[2] A Washington, 3 élus des différents bords du Sénat lancent un projet de loi climatique plus réglé sur le COP15 (avec financements aussi pour pays pauvres).

[3] A Berlin, la chancelière Angela Merkel avertit que les Européens ne laisseront pas d’«autres» (Chine, USA) détruire leurs emplois en traînant les pieds dans l’action climatique.

[4] Au COP15 sort un projet de compromis de l’ONU, gardant aux émergents leur statut de pays en développement mais leur imposant des coupes contraignantes légères.

[5] La Chine annonce, pour la négociation finale à 60 leaders (17-18/12) l’envoi de son 1er ministre Wen Jiabao, laissant ainsi présager plus de conciliation…

Ce qui frappe le plus au COP15, est ce duel USA/Chine, tous deux incapables de couper leurs émissions maintenant. En janvier 2009, ils méditaient une alliance pour imposer au monde leur inaction. Or au COP15, leur litige éclate, créant cette ambiance mi-«rodéo», mi-«psychodrame ». Mais à tout prendre, il donne une meilleure chance aux autres d’imposer un accord, le jour final !

 

 


Argent : TGV : en voiture !

Le TGV avance à grande vitesse : des 8000km programmés d’ici 2012, une ligne vient d’être achevée, Wuhan-Canton dont les 1064km sont dévorés en moins de 3h à 350km/h de moyenne.

Selon la presse locale, c’est la ligne la plus longue et la plus rapide du monde—Japon, France, Allemagne sont dépassés. Envers du décor : à 500¥, le prix du billet est doublé, le rendant inaccessible à certains…

Voyant cet étonnant succès technique pour un pays qui, 10 ans plus tôt, ne possédait aucun TGV, la Corée du Sud médite son propre projet visionnaire: un TGV Séoul-Weihai (Shandong), via un tunnel de 300 km qui mettrait les deux capitales à 4h gare à gare (plus vite que l’avion), tout en ouvrant des liaisons directes avec une vingtaine de métropoles chinoises dans le même rayon d’action.

Mais Pékin accueille ce projet avec froideur. Car le forage coûtera 90MM$ au bas mot et prendra 20 ans à mener à terme, dit le bureau d’études.

Or si la Chine n’hésite pas à dépenser bien plus sur son sol, il n’en va pas de même pour un projet bi national. Pire : les promoteurs Coréens pensent que l’outil servira leur expansion vers l’Ouest chinois, où la Corée battrait les fournisseurs locaux par ses technologies supérieures —ce qui n’est pas un très bon argument de vente en ce pays.

Enfin, les experts chinois notent que les Coréens ont un projet identique, vers Kiushiu (Japon) : il s’agit donc d’un rêve de désenclavement de la Corée du Sud, qui n’engage qu’elle-même !

 

 


Pol : INTERNET : Grand nettoyage d’hiver

La SARFT (State Administration of Radio, Film and Television), tutelle de l’audiovisuel, lance une campagne sans précédent pour désherber la jungle de l’internet.

Skype et d’autres portails de telecoms IP ont été avertis de bannir les annonces «phishing» incitant les naïfs à donner leurs données bancaires. Sur ce domaine du SPAM donc, la Chine se fait tardivement vigilante : 8000 sites émetteurs ou relais de SPAM ont été fermés en 2008, dont bon nombre, imitant les logos de multinationales, visaient des victimes étrangères.

Idem depuis le 1er décembre 2009, 530 sites de «P2P» et de «torrent» ont été fermés, sites qui retransmettaient gratuitement l’audiovisuel piraté, ainsi que du matériau porno et violent. On voit ici une masse d’objectifs différents, entre la protection de la jeunesse, des distributeurs légitimes d’audiovisuel, de censure du Parti et des intérêts de la SARFT (car ces sites « gris » opéraient sans licences).

L’impact de l’action est lourd : les deux tiers des 324 millions d’internautes téléchargent notoirement films et musiques, et BTChina, un des portails fermés, comptait 50 millions d’usagers. Mais tout le monde n’est pas d’accord, à commencer par la presse : 95,7% des sondés se plaignent de perdre leur seul accès à des films ou livres censurés, et les experts craignent de lourdes pertes d’emplois, si ce secteur encore fragile (en pleine croissance) perd son attraction pour se conformer aux goûts parfois vétustes de censeurs d’un autre âge : cette victoire pourrait-elle n’être qu’éphémère ?

 

 


Temps fort : Marché automobile : les étrangers misent, ou passent

Confronté à la crise mondiale, Pékin a choisi de sauver son industrie automobile par un système d’incitations généreuses. Dépassant toutes espérances, le résultat fera date: 13M de véhicules en 2009, succédant à 9,38M en 2008. La Chine passe 1er producteur mondial, devant les États-Unis. De très loin, le n°1 est SAIC (Shanghai Automotive Industry Corp), un constructeur local poussé par ses partenariats avec VW (n°2) et General Motors (n°3): 2,44M de ventes de janvier à novembre 2009 (+54%).

Mais ce succès crée des turbulences sur le marché mondial : ces ventes dopées aux stéroïdes cannibalisent celles de l’an prochain où la profession attend une rechute à +15%, voire +10%. Or le marché reste excédentaire, et la concurrence féroce, (tout en grignotant les marges), force les firmes à se lancer dans la course aux capacités, avec pour seule chance d’éviter de lourds ennuis, l’improbable maintien de cette croissance d’enfer.

Poussé par des ventes de +80%, Hyundai veut gonfler d’ici 2012 sa production de 60% à 1,24M voitures. BMW prépare une 2de usine à 560M², à 100.000 unités puis 300.000/an. Daimler veut détrôner Audi comme 1er fabriquant de luxe, et ouvre à Pékin un centre de design dirigé par un homme de talent, le français Olivier Boulay.

Après 20 ans de Chine aux résultats en deçà de son poids mondial (3,7% du marché, 187.792 ventes en 9 mois), PSA (Peugeot Citroën) se lance dans une stratégie de reconquête, sous la baguette de son PDG Philippe Varin.

Ouvert l’an passé, son centre shanghaien de R&D à 250 ingénieurs (550 en 2012) se revendique le 1er étranger, à concevoir des modèles exclusifs pour la Chine – 10 sortiront d’ici 2014. Par cette nouvelle donne, PSA espère réaliser 5 à 6% du marché et 1M de ventes en 2015. Le groupe familial va peut-être renforcer son image grâce au prix, partagé avec 29 autres firmes, de l’Entreprise citoyenne chinoise 2009 (du journal 21st Century Business Herald). Contribuera aussi à ce saut d’image, le plan du groupe pour couper de moitié ses émissions de CO2 d’ici 2020, notamment par l’allégement de l’habitacle et l’introduction de boites, pneus et moteurs de nouvelle génération.

PSA met un autre fer au feu, avec son rachat annoncé de 50% (ou plus) de Mitsubishi. Un n°7 nippon qui revient de loin, ayant été lâché en 2005 par Daimler qui en revendait alors ses 37%, persuadé que l’avenir était… aux USA. Aujourd’hui exsangue, n’ayant produit en 2009 que 50% de 2008 (650.000 de janvier à août 2009), Mitsubishi doit se marier ou mourir. Or, cette acquisition aura des conséquences en Chine: le n°7 nippon a une force dans le 4×4 où PSA est absent et surtout, il apporte sa voiture électrique, la i-Miev, que PSA pourrait produire et vendre en Chine sous carrosserie Peugeot/Citroën.

Autre grand remous: General Motors cède à SAIC pour 85M$ 1% des parts de leur JV, lui en cédant ainsi le contrôle. En même temps, il permet a SAIC de le rejoindre en Inde, doublant la capacité de son usine locale convertie en JV grâce à l’apport chinois de 300M$ d’invest frais. Quoique GM le conteste, les deux actions semblent à l’avantage essentiel de SAIC: la prise de pouvoir de SAIC dans leur JV, devrait permettre à GM de poursuivre son expansion régionale sans capital, dont il est démuni (en Chine, il veut doubler ses ventes et lancer 30 modèles sous 5 ans).

Ainsi certes, la tempête mondiale réussit bien aux constructeurs chinois—mais GM sauve l’essentiel, avec l’espoir de se refaire, et sous 5 à 10 ans, de pouvoir se détacher de la structure JV, une fois que le pays aura abandonné cette règle de moins en moins utile aux deux parties.

 

 


Petit Peuple : Chongqing : le vieux ne croit plus à son âge

Passé 60 ans en Chine, on entre dans l’âge craint et honoré à la fois. On devient quasi-ancêtre, au sommet du clan. On a un vrai rôle -aider à élever les petits-enfants. Mais face au monde, il est de bon ton de se montrer atone : passif, tout sauf original, défenseur supposé du conformisme ambiant.

Le problème avec Jiang Heyun, ex-employé public, est qu’avant même sa pension, il a éprouvé le besoin de dynamiter ce modèle, au risque de jouer en son pays le rôle du « Vieux monsieur indigne », indifférent au qu’en-dira-t-on.

Né en 1930, Jiang a fait carrière à la Cie des céréales de Dadukou (Chongqing) ce qui, au fil des décennies, a fini par lui donner un grain. Dès les années ’80, pour combattre le mortel ennui des silos et l’odeur aigre des livres de compte, il s’enticha de la musique stridente et syncopée venus du monde barbare américain, le rock’n roll. C’est au chunjie (Nouvel An) 1987 qu’apparut à la télévision la chanson qui devait changer sa vie: «feu hivernal», de Fei xiang (Taiwan), un des 1ers rock chinois. Dès lors, Jiang se ridiculisait au bureau en hurlant la rengaine d’une voix de fausset et en roulant des hanches, tandis que les collègues pouffaient de rire en découvrant cette voix à la chuān yún lièshí  (穿云裂石): aigue à «percer les nuages et exploser les pierres».

Il s’en moquait : dès sa retraite en 1990, il ne fit plus qu’apprendre par coeur tous les derniers tubes, dévalisés aux échoppes de cassettes pirates. Bientôt DJ compétent, il fit des fêtes à la maison, pour ses amis éberlués par ses mélodies hard: d’ un air entendu, «c’est du di-si-ke» (disco), leur disait-il.

L’an 2000 fut pour lui l’occasion d’une autre surprise. Au bureau de son fils Fuzhong, il découvrit l’ordinateur, sa capacité de jouer des images et du son et en amont, l’univers infini de l’internet. Il voulut s’en servir pour écouter ses airs préférés: Fuzhong le lui interdit, au nom de sa réputation. La vraie raison, comme le vieillard le soupçonna, était la jalousie de voir son père s’amuser plus que lui. Nullement déçu, Jiang s’en alla de ce pas vers les magasins d’informatique. Après 2 ans d’épargne, il avait les 5000 yuans exigés pour l’achat de son ordinateur. En prime, les commerçants lui apprirent à surfer, télécharger et même graver des disques. Depuis, il s’est imprimé trois cartons pleins d’une discothèque à thème.

Vers 2005, une nouvelle marotte vint le taquiner – à vrai dire inéluctable, vu la pente qu’il suivait. Ayant découvert un groupe rock de Songjing, son quartier, il se mit à hanter ses répétitions, empruntant tantôt la guitare, tantôt la batterie. A chanter et jouer avec ces jeunes, suivant des doigtés et accords fantaisistes, mais en interprétant son vaste répertoire.

Aujourd’hui, indifférent aux mimiques de sa femme tantôt exaspérée, tantôt émerveillée, Heyun chante toujours à tue-tête et à toute heure. Quand il est déprimé ou pour exprimer sa joie, pour tirer tel ami d’un coup de grippe H1N1 ou pour son anniversaire, au karaoké le vendredi soir.

Car tel est l’aspect le plus plaisant de sa destinée: ses copains, son épouse ont certes pris une claque, et ont du mal à accepter ce rejet frontal de la tradition. Mais pleins d’admiration, reconnaissants de son art, ils se gardent de le renier, et finalement, le prennent comme il est -comme tout son quartier, où il fait figure de célébrité.

Et c’est ainsi que notre vieillard grand, maigre et presque chauve donne une ultime leçon à toute son époque : après une vie entière passée dans le respect d’un ordre social écrasant, il pense avoir payé sa dette et prétend passer son âge d’or comme il l’entend. Il a tout simplement cessé de croire au mythe d’une vieillesse-naufrage inévitable : les années, l’ordre moral n’ont pas su étouffer son indomptable exigence de liberté !

 

 


Rendez-vous : Le 1er ministre français en Chine, les 21 et 22 décembre

13-15 décembre : Pékin, Salon de la fourrure et du cuir

13-15 décembre : Shanghai, Salon pour les produits destinés aux bébés et enfants

21-22 décembre : Pékin, Visite du 1er Ministre français François Fillon