Le Vent de la Chine Numéro 4

du 27 janvier au 2 février 2013

Editorial : Dilemme de Xi Jinping : pour réformer, d’abord régner

Surprise de taille aux funérailles du Général Yang Baibing (21/01), décédé à 93 ans : Jiang Zemin fit déposer sa gerbe de fleurs, non pas après Hu Jintao, mais après Xi Jinping et d’autres membres du Comité Permanent, contredisant ainsi le protocole. Ce « retrait floral » suggère la retraite politique d’un homme hier encore n°2, à 86 ans. Le Parti prend soin de préciser que c’est « sur sa demande », et le félicite pour cet acte de « noblesse ». 

Autre surprise : dénoncé par son amante, Yi Junqing, un vice-ministre, est limogé pour débauche. Et il n’est pas le seul !
Depuis des mois, des milliers de cadres quittent discrètement le pays avec les millions de dollars de leur patrimoine mal acquis, pour fuir à temps les limiers de la CCID (Commission centrale d’inspection de la discipline), dont Wang Qishan est le chef… Mais peut-être la chute de Yi Junqing a-t-elle une cause plus profonde. Sur internet, son ex-maîtresse révèle ses liens avec Liu Yunshan et Li Changchun, chefs de la propagande, alliés de Jiang Zemin : sa sanction pourrait donc être aussi politique, et règlement de compte, comme souvent le cas en ce pays. 

Xi Jinping s’impose aussi comme chef de l’armée. Dès octobre, il imposait des règles de «frugalité et d’austérité » à celle qu’on appelle «notre nouvelle grande muraille» (我们的新长城 – wǒmen de xīn chángchéng). Il fait pleuvoir les promotions dans les hautes sphères militaires. À peine Président de la Commission Militaire Centrale, il ôte à Jiang son bureau privé dans ce QG.
Raison invoquée à la reprise en main : l’urgence de rehausser la capacité d’intervention face au Japon. C’est ainsi que, non sans maestria, le nouveau n°1 joue de la fibre patriotique dans son parcours du combattant pour contrôler le Parti et l’Armée, les deux sources du pouvoir chinois. 
La crise sino-japonaise, qui fait bouillir l’APL, l’armée chinoise, avait éclaté en novembre 2011, par une série de manifestations « spontanées» dans des métropoles, après la maladroite «nationalisation» par Tokyo des îles Diaoyu-Senkaku. A présent, on sait que l’acteur dans l’ombre était Zhou Yongkang, le chef occulte de la Sécurité publique (autre homme de Jiang), probablement pour tenter de protéger Bo Xilai, son acolyte, des sanctions pénales votées au Politburo. C’est ainsi que tour à tour, chacune des deux tendances du Parti (conservateurs, libéraux) s’est servie de ce litige international comme pion dans son jeu d’échec de politique intérieure ! 

Ces luttes se poursuivent : défendu par deux avocats du cabinet Deheng, proche du régime, Bo Xilai serait jugé à Guiyang (Guizhou) les 28-30/01 – quoique le chef d’inculpation ne soit pas émis. Le bruit court d’un verdict «sévère» – peine de mort ? Le 25/01, dix de ses ex-cadres de Chongqing tombaient, piégés par des vidéos de débauche. 

Ailleurs en Chine, le climat est tendu : à Canton, les 20-22/01, les balayeurs protestent contre leurs patrons privés; à Shanghai, 18 cadres chinois et nippons de Shinmei sont kidnappés par 1000 migrants (20-21/01), avant d’être libérés par la police. En effet, la Chine pâtit du fossé grandissant entre riches et pauvres, exprimé par un coefficient de Gini réel, de 0,61 en 2012, qui a depuis longtemps franchi la cote d’alerte de 0,4. 

Le pouvoir en est conscient. Pas par hasard, Wang Qishan et Li Keqiang, le futur 1er ministre, recommandent fortement la lecture de « L’Ancien Régime et la Révolution », d’Alexis de Tocqueville
Pour l’historien du XIX.ième siècle, le règne de Louis XVI généra une forte richesse mais son drame fut de mal la redistribuer (à une poignée de nantis), causant la colère du peuple et la chute du régime. Une autre erreur identifiée, fut la centralisation des 3 pouvoirs. Enfin, selon Tocqueville, « le plus dangereux moment pour un mauvais gouvernement, est celui où il entame sa réforme », car la 1ère tentative de libéralisation s’accompagne toujours d’un vent de colère, d’une force parfois imprévue et incontrôlable.
Ainsi, Wang, Li et d’autres leaders chinois éclairés, lisent dans le diagnostic de Tocqueville le risque d’un remake d’une Révolution française « aux couleurs de la Chine », dans « l’Ancien régime » qu’est demeurée la RPC après 65 ans de socialisme. Mais leur force est de le savoir et de chercher à tout prix l’échappatoire !


Diplomatie : Chine et Birmanie : « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette »

Le 21/01, au retour de Birmanie de Fu Ying, la vice-ministre des Affaires étrangères, le chef de projet à la CNPC Gao Jianguo déclara que l’oléoduc Kyaukpyu-Ruili (Yunnan) ouvrirait fin mai « si tout allait bien » : c’était un bon résumé de la relation compliquée entre ces deux pays ! Cet ouvrage ambitieux techniquement très difficile, et au coût de 2,5 milliards $ pour 1100 km, acheminera 12 milliards de m3 de GNL, du champ de Shwe vers la Chine. Puis en 2014, 22 millions de tonnes d’or noir du Moyen-Orient – 7% des imports chinois de 2012 (271 millions de tonnes). Son principal intérêt est d’éviter le détroit de Malacca, avec ses pirates, et le risque de blocus par la flotte américaine. Ce sera donc un pas vers la sécurisation des imports chinois d’hydrocarbure, un souci stratégique.

Hélas, ce scenario est compromis par l’actuel retour du balancier birman vers la démocratie (avec Aung San Suu Kyi), accompagné d’un refroidissement avec la Chine. Sous ces tumultueux remous, dès 2012, le projet de barrage à Myitsone, par China Power Invest est remisé sine die – tant pis pour ses 3,6 milliards de $ investissement et les 30.000 millions de kW/h/an promis ! Ailleurs, le projet de mine de cuivre de Monywa (JV entre le groupe chinois Wanbao et la junte – un des 10 plus gros gisements du monde), suscite des émeutes et son avenir est tout sauf acquis.

Comme si ces incertitudes ne suffisaient pas, un autre souci s’élève avec la guerre civile rampante depuis des décennies entre l’Etat et diverses régions, la Kachin Independence Army (KIA), ou les Wa, (armée de 30.000 hommes, parmi les mieux équipés au monde pour une armée non nationale). Or ce mois-ci, la junte tente de casser la KIA, et bombarde son QG de Laiza, frontalier de la Chine. Des obus atterrissant sur son sol, et des populations civiles affolées s’y réfugiant, Pékin proteste et masse des troupes « pour étudier la situation ». En même temps, l’armée de Wa vient de prendre livraison de véhicules chinois de transports de troupe. En 2012, c’étaient des bazookas, des lots d’armes et des munitions – certains venus d’Ukraine via la Chine. Payées par l’héroïne du Triangle d’or, ces fournitures viennent du marché gris chinois. Pékin ferme les yeux – commerce qui ne peut qu’irriter Naypyidaw.

Selon les experts, Pékin voudrait avertir la Birmanie de ne pas aller trop vers les USA – car la dérive hors de l’influence chinoise s’accompagne d’un inquiétant « flirt » avec le gouvernement de B. Obama… Mais il y a pour autant des limites à ne pas franchir, afin de ne pas compromettre ses intérêts dans le pays, immenses et fragiles, parce que très récents (14 milliards de $, dont 13 milliards de $ depuis 2009). Ainsi, le 19/01, le Général Président Thein Sein, suggéra à Fu Ying d’« augmenter son effort d’aide au développement » – une proposition pour le moins osée, dans le contexte actuel. Mais elle décrit bien la subtilité du jeu auquel se livrent Birmanie et Chine : opportuniste, libre, et très prudent, vu les risques qu’impliquerait pour les deux joueurs tout tournant violent.


Industrie : Quand l’acier va, tout va…(mais par pour tout le monde !)

Ce 25/01, l’acier chinois à l’export a augmenté de 5$ par tonne, à 720$ par tonnes (FOB) en huit jours : doux redémarrage, après deux ans de marasme. 2012 avait connu une hausse de 2,5%, c’est à dire peu, après les hausses annuelles à deux chiffres connues depuis 20 ans. Mais sous l’action du nouveau gouvernement Xi Jinping et de l’embellie sur les marchés américains, la Chine voit le vent de l’export et du marché intérieur regonfler les voiles de son économie.

Résultat en décembre, la croissance sidérurgique frise les 8%, et les importations de minerai d’Australie reprennent, faisant monter les cours de 40% par rapport à 12 mois plus tôt. En même temps, le cours de l’acier laminé enregistre une progression de 14%. Pour 2013, le secteur s’attend à une hausse de production de 3,1%.

La tendance haussière bénéficiera à la Chine, mais aussi ailleurs, vu l’effet d’entrainement : la Chine assure 43% de la coulée mondiale (716 millions de tonnes en 2012). Mais cette reprise va aussi accélérer la chute des acteurs non rentables, comme le bassin de Liège où Mittal, le 24/01, supprimait 1300 jobs, les 2/3 du pays. En Chine-même, la même chute accélère la concentration : d’ici 2015, le MIIT veut que 60% de la coulée nationale provienne des hauts-fourneaux des 10 majors. Cette différence de fortune, les Chinois l’attribueront à l’année du serpent, ambivalente par nature : morsure pour les uns, reprise pour les autres !


Société : Cinq hirondelles qui ne font pas encore le printemps

Discrètement, de nouvelles campagnes sont lancées tous les jours à travers la Chine – embryons de politiques que le gouvernement de Xi Jinping lance pour tester le terrain et gagner du temps, en rendant aux foules l’espoir de changement.

Premier terrain d’action : la pollution. Le vice-maire de Pékin, Wang Anshun, annonce des mesures pour 2013 : 180.000 voitures désuètes seront retirées, ainsi que 44.000 chaudières d’immeubles et 450 usines. L’usage du charbon durant les pics de pollution (y compris charbon de bois) sera taxé de 5000 ¥ dans les restaurants (adieu brochettes de mouton grillées !), et pour les véhicules dépassant leur plafond autorisés, l’amende sera de 3000 ¥. De toutes ces mesures, Pékin espère réduire ses émissions de 8000 tonnes, soit 2% – chiffre bien dérisoire au vu de l’immensité des pics de pollution déjà atteints ! Par la suite, certaines usines seront temporairement interdites de produire, et les camions de rouler (80% de la pollution routière). De nouvelles normes automobiles plus strictes seront mises en place, favorisant ainsi les marques étrangères, plus sensibilisées à la combustion propre. Surtout, se prépare une loi de l’atmosphère instaurant quotas d’émission, bourse d’échange des quotas, et l’obligation aux gros émetteurs de publier leurs volumes.

Les media du pays gardent les yeux rivés sur le Nanfang Zhoumo (à Canton) par qui le scandale est arrivé. L’Etat multiplie les gestes de conciliation, avec des implications pour l’avenir. Journaliste estimé, Wang Genghui remplace comme rédacteur en chef le détesté Huang Can : c’est un pas vers l’autodétermination par les journalistes de leurs chefs. Le département provincial de la propagande renonce à censurer les articles avant publication : journal et reporters doivent toujours respecter les consignes de censure, sous peine de sanction, mais le contrôle se fera a posteriori, ce qui constitue pour eux un pas vers la liberté de presse (plus de censeur en rédaction) et fera précédent aux autres média.

En contrôle des naissances aussi, le progrès vient – à petits pas. Contredisant le propos péremptoire du ministre de la Population la semaine passée, pour qui le planning est là pour rester, Ma Jiantang, patron des statistiques nationales, déclare son inquiétude face au recul désormais visible de la population active et souhaite publiquement que l’Etat change de politique dans un sens plus scientifique.

 Le 21/01, le ministère de la Sécurité publique annonce l’arrestation de 1152 employés des télécoms ou de banques, pour avoir détourné les données privées des citoyens. 346 gangs ont été démantelés pour avoir vidé les comptes des cartes de crédit, pour enlèvement ou chantage, ou pour avoir vendu à des prestataires de services des listes d’usagers potentiels : celles de millionnaires à des agences de garde du corps, celles de futures mères à des fabricants de layettes ou de lait en poudre… Cette action suit le vote à l’ANP (28/12) de la loi de protection des données privées sur internet, bannissant la revente des données confidentielles des abonnés.

 Enfin, Xi Jinping promet (23/01) de traquer la corruption à tout niveau et de renforcer les contrôles : « le pouvoir doit être confiné en cage » ! Derrière cette annonce se prépare un plan quinquennal de la CCID (Wang Qishan), qui pourrait déboucher sur une déclaration obligatoire par les hauts cadres de leurs richesses. Affaire à suivre !


Diplomatie : France/Chine, vers un nouveau contrat ?

Pierre Moscovici, Nicole Bricq, Martine Aubry...la succession des ministres et émissaires français à Pékin frappe, en cette période de marée basse diplomatique. Quoiqu’en train de négocier un tournant de politique intérieure, le cabinet de Li Keqiang trouve le temps de recevoir ses hôtes français : c’est un privilège, qui semble traduire, entre les deux capitales, de fortes attentes mutuelles.

Une part de ces visites vise à combler le déficit français, 2,78 milliards de $ en 2012. Elles doivent aussi préparer la visite en avril du Président français. Instinctivement, le PCC est plus à l’aise avec des gouvernements de droite que de gauche. Mais cette fois, il sent que la politique de relance de François Hollande, sous bien des angles, ne déparerait pas dans un programme de droite. Ainsi, c’est l’opportunité de remettre la relation à jour dans un sens qui lui soit plus favorable.

Avec son homologue, Chen Deming, Nicole Bricq discuta le 21/01 le renforcement des ventes d’agroalimentaire français. En outre, trois dossiers chauffent doucement : [1] l’installation de Renault à Wuhan (signature en mars, première pierre en mai), [2] de nouvelles commandes chinoises d’Airbus, y compris d’A330, A350 ou A380 (ceci, à faveur de la chaine d’Airbus à Tianjin, qui sort à présent quatre A320 par mois), et [3] une autre commande d’EPR, le réacteur nucléaire de 3ème génération – la Chine en a déjà deux en construction avancée à Taishan (Guangdong).


Architecture - Urbanisme : Daxing, le nouveau tapis volant de Pékin
Daxing, le nouveau tapis volant de Pékin

Cinq ans après le lancement de son Terminal 3, Pékin reçoit le feu vert (22/12) pour son prochain aéroport, Daxing. L’architecte reste à désigner parmi les finalistes Jean-François Vigouroux pour ADPi, Norman Foster et Zaha Hadid

Foster part avec le handicap qu’après cinq ans, le satellite central de son Terminal 3 connait des difficultés d’exploitation. Hadid, elle, avec le panache qui la caractérise, soumet un projet flamboyant mais qui pourrait faire peur. Derrière ces ténors, ADPI a donc une vraie chance… à soutenir par François Hollande lors de sa visite en avril !

Le master-plan (cabinet néerlandais Naco–cf photo) émet l’ impression de démesure. D’un invest initial de 11,25 milliards de $, il déploiera 7 pistes d’envol sur 55 km², et traitera 45 millions de passagers à l’ouverture en 2018, 70 millions à maturité. Il desservira l’alliance Skyteam (China Southern, Air France…), laissant l’autre club mondial Star Alliance se redéployer sur BCIA, l’aéroport actuel. Tout est pensé pour limiter les émissions de CO2 et gagner du temps. Le roulage (taxiway) sera limité, une gare multimodale combinera bus et taxis, un terminal TGV, une liaison fer inter-aéroports, un métro classique et une ligne express en 30min. vers la Gare du Sud). 

Une des 7 pistes sera réservée aux militaires. Mais cette coexistence ne va pas de soi, selon Liu Weimin, professeur à l’Institut de management de l’aviation civile (Pékin). À ce jour, l’APL a priorité absolue sur l’espace aérien, et est peu connue pour sa souplesse dans la négociation. De ce fait, surtout si elle opère sur le même périmètre, rien ne l’empêche de stopper le trafic civil, chaque fois qu’elle en aura besoin (déplacement d’un dignitaire, exercices…). « La loi de 1995, précise Liu, doit être révisée, après 18 ans de bouleversements sociétaux. Il faudrait renforcer les droits de l’aviation civile ». Le vrai problème est donc la congestion des voies aériennes, induit par le monopole de l’armée sur l’espace aérien – problème structurel que la construction d’un aéroport ne le réglera pas. 
Petit signe qui ne trompe pas : ce projet attendait depuis 2008 son feu vert au Conseil d’Etat et à la Commission Militaire Centrale, qui semble donc avoir fait durer les choses !

D’autres doutes sont émis par des observateurs occidentaux. Le lancement immédiat du projet est justifié par l’urgence, suite à la croissance du trafic, ayant atteint 82 millions de passagers en 2012 (+4,2%) : Beijing Capital Airport serait donc saturé. Mais ses terminaux 1 et 2 sont loin de l’être : « ils prennent la poussière », dit cet expert. Pour l’économiste P. Chovanec, ce projet a pour finalité réelle, inavouée, de maintenir la course au PIB, avec peut-être 50.000 emplois directs pour 5 ans, et bien plus d’emplois dérivés. 

Son financement n’est pas non plus garanti, pour un Etat devant concilier dette publique, sauvetage de secteurs en difficulté, taxation modérée et expansion monétaire raisonnable. Vu ainsi, Daxing semble un héritage du gouvernement précédent, inspiré par le modèle de développement « par l’investissement public » (dont le tandem Xi Jinping-Li Keqiang voudrait se distancier), plutôt que par celui basé sur « le marché et l’économie durable ». 


Diplomatie : Une percée dans le conflit sino-japonais ?

L’entrevue entre Xi Jinping et l’émissaire nippon N. Yamaguchi (25/01) a été un succès. Tokyo affirme que «le différend peut se régler par la palabre», et Xi se dit prêt à un sommet bilatéral sur ce sujet, au nom de l’impératif de « suivre la sagesse de nos aînés ». 

Un argument de plus pour briser l’escalade militaire, est le regard des Etats-Unis sur les voisins en crise. 

Soucieux de la montée de conflits en Afrique, où leur implication sera inévitable, les USA s’interrogent ouvertement sur la pertinence de leur redéploiement : une entente «Diaoyu» entre Empires du Soleil Levant et du Soleil couchant, serait pour eux la raison la plus probante de renoncer au retour de l’US Army dans la zone pacifique…


Petit Peuple : Wuhan : Yu Youzhen, la millionnaire à remords

A Wuhan (Hubei), le 01/01 à 6h30, quand les étoiles s’estompent dans le ciel, Yu Youzhen travaille déjà depuis 3h. Se déplaçant de place en place sur son vélo électrique, elle grelotte : agente de surface en vareuse rouge fluo rehaussée de deux barres jaunes pour être visible dans la nuit noire, elle balaie les 3 km de la rue Xudong, et nettoie les huit poubelles fixes du parcours. Le tout, pour un salaire étique de 1420 ¥ par mois.

Mais voici une preuve de plus que l’habit ne fait pas le moine : cette « pauvresse » est une authentique millionnaire en euros. À Donghu, zone de nouveaux riches, elle détient un parc immobilier de 17 appartements et villas, sans oublier un compte bancaire bien étoffé – fortune issue du mariage de la chance et d’un très dur labeur.

Mariée à 20 ans, en 1980, Yu vivait dans la ceinture verte de Wuhan, faisant pousser carottes et poireaux. Chaque nuit, elle se levait à pas d’heure pour aller déterrer ses légumes, les laver et les lier en bottes. Elle les chargeait sur son tricycle, une centaine de kg et les tractait au marché à la force du mollet. Là, elle disposait son étal, vendait. Le stock écoulé, elle rentrait non pour se reposer, mais pour aider son homme, car l’ouvrage ne manquait point. Jusqu’au crépuscule, ensemble, ils sarclaient, désherbaient, arrosaient, préparaient les semis, ne s’arrêtant que pour grignoter à la sauvette. Son mari, fort comme un turc, était aussi dur à la tâche qu’elle. Après quelques années de ce régime, fin des années ‘80, ils étaient les premiers dans la vallée à faire bâtir – une belle demeure de trois étages.

C’était bien plus grand que leurs besoins – mais en paysans madrés qu’ils étaient, ils avaient leur idée là-derrière ! La dizaine de chambres libres avec lumière et lavabo, ils les louaient 50¥ par mois au bas mot : un pactole, alors que le salaire moyen de la région, à l’époque, ne dépassait pas 30¥ par mois. Inutile de le dire, cet argent, ils l’épargnaient aussi. De la sorte, ils capitalisaient beaucoup plus vite et plaçaient dans la pierre: 5 ans après, leur patrimoine s’étendait à trois maisons de cinq étages, louées presque toujours. Qu’il le soit dit au passage, elles étaient toutes enregistrées sous son nom à elle : selon la mode chinoise, c’est la femme qui tient les cordons de la bourse.

Loi des vases communicants : plus l’on a de maisons sur son sol, moins l’on a de champ. En 1993, aller au marché n’avait plus de sens, faute de légumes à vendre. A vrai dire, elle n’en avait plus besoin. Mais cela ne l’empêcha de partir pour Shenzhen, se frotter au rêve d’Eldorado de cette Hong Kong en Chine. « Pourquoi pas moi ? », disait-elle, « je veux tenter ma chance » ! Yu avait amené sa cadette, partageant avec elle une modeste chambre.

Durant deux ans, elle se fit cantinière en usine, puis s’en revint dépitée, après la faillite de la boite. Enfin, en 1998 à Wuhan, elle prit cet emploi de balayeuse, qu’elle exerce toujours.

En 2002, avec ses loyers, elle gagnait 4000 ¥ par mois, soit quatre fois son salaire. Et c’est en 2008 que tomba le jackpot ! Avide d’espaces à redévelopper, la mairie de Wuhan l’exproprie, et contre son domaine qu’elle va raser, elle lui donne 21 logements modernes, légaux, dotés de toutes les aménités : c’est la fortune, la consécration. La presse la cite en exemple, « vitrine » du régime, preuve vivante qu’on n’a pas besoin d’être au Parti, ni pistonné pour réussir.

Que la balayeuse continue à balayer, même après 2008, est son secret, mystère qu’elle a en fait bien du mal à s’expliquer elle-même. Tantôt elle dit qu’elle veut « pratiquer la règle avec son propre corps » (以身作则, yi shēn zuò zé) – donner le bon exemple à ses enfants. Tantôt elle s’avoue « habituée à la dure, mal à l’aise dans l’oisiveté ». Tantôt encore, elle cite ce voisin enrichi comme elle, dont la fortune lui est montée à la tête et a détruit sa vie dans le jeu, l’alcool et la débauche.

On se prend à soupçonner que sa règle d’acier n’est autre que l’atavisme, le désir de ne pas trahir trop vite sa lignée qui trime depuis des siècles, même par beau temps, pour se prémunir contre les retours du sort. Quant aux enfants, elle les avertit, sans frais : « ne comptez pas sur l’héritage…Si vous vivez paresseusement, je remettrai tout à l’Etat, et vous n’aurez rien » !

C’est ainsi que Yu Youzhen, millionnaire à remords, vit en pleine contradiction entre son aisance et sa morale : elle veut bien s’enrichir mais pas pour consommer, et elle adore l’argent comme récompense du travail, mais le hait comme outil d’assouvissement des plaisirs. La contradiction n’est qu’apparente : en agissant ainsi, elle reste fidèle au passé spartiate de sa lignée, sans pour autant se mettre en porte-à- faux vis-à-vis de la nouvelle règle, celle du temps présent où l’on est rien, sans argent !