Le Vent de la Chine Numéro de l’été

du 18 juillet au 28 août 2015

Petit Peuple : Changsha (Hunan) – Un Tanguy qui refuse de quitter le nid

Basée sur une stricte morale confucéenne, l’éducation chinoise est supposée assurer à l’enfant un développement harmonieux et libre de conflits. 

Mais est-ce bien le cas ? Il se pourrait que la famille, confrontée au maelstrom des mutations de ce siècle, ait du mal à fonctionner. Interdisant toute contestation, une autorité parentale rigide impose dans la maison un profond silence. De nombreuses études confirment que parents et enfants ne parviennent pas à échanger. 

Or il se trouve que cette tendance vient s’ajouter à une protection excessive dès les 1ers jours du « petit dragon » (que les membres du clan rivalisent à gâter). Tout ceci finit par lui faire perdre toute confiance en soi en écartant de son chemin toute chance de challenge. Ce travers (qui tout bien considéré, n’est qu’une résultante imprévue du planning familial) cause parfois un développement insolite, entre monstrueux et tragi comique. 

Passé 20 ans, le jeune s’incruste chez ses parents, reportant aux calendes grecques le saut dans la vie d’adulte. La crise mûrit et rampe, jusqu’à ce que père et mère, épuisés, chassent du nid le vieil oiselet. C’est un nouveau syndrome aux antipodes exacts de celui du « nid vide » (celui où les parents, une fois l’enfant parti, doivent se recomposer une nouvelle vie). Ce syndrome porte le nom de « kěnlǎozú » (啃老族), le bébé (adulte) qui, au lieu de téter le biberon, « grignote la chair du clan ». 

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À Changsha (Hunan), à l’automne dernier, le cas de Kuang Zhengxuan a défrayé la chronique. Pourri gâté dès sa naissance, il n’écoutait rien à l’école, se levait quand il lui plaisait, et rechignait à faire ses devoirs. Même en gym, il tirait au flanc, trouvant la discipline « trop bête ». A 13 ans d’ailleurs, il jetait l’éponge, abandonnait le collège pour aller « chercher sa voie ailleurs ». Ce soir-là, ses maîtres allaient prendre un verre au bar du coin pour célébrer ce bon débarras !

Les années passèrent. Ses parents le placèrent en apprentissage, menuisier d’abord, puis coiffeur…Mais en chaque endroit, il haïssait l’ambiance, le stress, les critiques… Quand il rentrait au foyer, sifflotant et soulagé, il était bien difficile aux parents de savoir s’il avait été mis à la porte, pris la fuite, ou les deux à la fois. 

En 2012, son père lui dénicha un job dans une usine de jouets et de vêtements – son premier emploi, à 27 ans. Mais après quelques semaines, Zhengxuan revint au bercail indigné : on l’avait calomnié, accusé de vol, battu, même. Un tel traitement était dégradant. Pour lui, cette fois, c’en était fini : le travail, c’était bon pour les autres ! Il allait continuer à « grandir » chez papa-maman. Il se mit donc studieusement à prendre ses trois repas par jour, à dormir et à jouer avec son smartphone, tout en réclamant chaque jour ou presque, un peu d’argent pour aller s’amuser en ville. 

Il l’ignorait encore, mais tout a une fin, même la patience et la force physique des parents. Simple migrant du Hubei, son ouvrier de père avait depuis longtemps tiré un trait sur tout rêve de voir l’héritier donner à ses parents l’orgueil d’une belle carrière et d’un soutien de leurs vieux jours, en échange de leur vie passée à le soutenir. Sa mère aussi s’était lassée de voir à heures fixes cette mauvaise graine s’asseoir à sa table, rappel vivant de l’échec de toute leur existence. 

En 2014, après 10 ans de disputes larvées, la crise éclata : le père le mit à la porte. Zhenxuan rétorqua alors d’une manière inouïe, exécutant la menace qu’il méditait depuis tant d’années : au Tribunal intermédiaire de Changsha, devant les greffiers incrédules, il porta plainte contre les auteurs de ses jours. L’argumentation était simple, scandaleuse, mais au fond pas si sotte : leur éducation n’avait pas été la bonne. De ce fait, il se voyait privé des compétences pour gagner sa vie. Eux par contre conservaient leur savoir-faire, l’habitude de gagner leur vie : ils n’avaient donc d’autre choix que de continuer à le soutenir. 

Face aux juges, le garçon prouvait sa bonne foi : pour se payer une chambre à 200 yuans par mois et son riz quotidien, il venait d’accepter un emploi pour la seule chose qu’il sache faire, rester immobile : modèle pour les étudiants d’une école des beaux-arts (cf photo). Mais à 4-5 h par jour de pose, c’était une tâche éreintante, payée une misère (55 à 65 yuans/jour) et fort précaire—on ne le prenait pas tous les jours. Tout cela prouvait à suffisance que c’était aux parents de l’entretenir ! 

Dans cette affaire Kuang contre Kuang, on attend encore le verdict. Pour l’opinion sur internet, cependant, l’affaire est claire. Le « canon des trois caractères » (le manuel pédagogique et moral de la dynastie Qing) le dit bien : « si le fils refuse d’apprendre, (子不学, zi bù xué), la faute en revient avant tout au père (父之过, fù zhī guò) » - cette famille si aveuglément éprise du « petit génie », n’a que ce qu’elle mérite. 

Enfin, le cas de Kuang est tout sauf isolé, et son étrange paresse à vivre se répand comme feu de poudre à travers le pays. Pour enrayer ce virus, les familles vont devoir se livrer à un examen de conscience, d’urgence.


Petit Peuple : Wenzhou – le rendez-vous des vieilles dames indignes

Un jour d’avril 2014 à Wenzhou (Zhejiang), pour la 5ème fois en trente minutes, Mamie Chen regarda sa montre : 15h30, Dieu, que les jours passaient lentement ! Dans sa morosité, elle en oubliait le confort de sa villa dans le quartier résidentiel de Lucheng, payée par ses enfants qui avaient bien réussi dans les affaires. 

Comme les gens de son âge, elle s’éveillait aux aurores. Elle tentait de se rendormir, et se forçait à ne se lever qu’à 9h30, pour avaler sans entrain le bol de « zhou » (soupe de riz). Ce matin à 11h, comme chaque semaine, elle s’était rendue chez le coiffeur. À 13h, elle était de retour à la maison. Il en allait de même tous les jours de sa vie depuis que son brave mari s’en était allé rejoindre ses ancêtres. Elle était si seule ! 

Son fils qui habitait ailleurs en ville, n’allait la voir qu’au Chunjie, sans mauvaise conscience puisqu’il payait les factures. Quant à sa belle-fille, elle ne lui confiait que 3 fois l’an son petit-fils, quand ils partaient en vacances. Les après-midis d’été, elle les passait au parc avec d’autres de son âge, à papoter autour des machines de gym (cf photo). L’hiver, elle restait devant la télé jusqu’au soir… 

Si aujourd’hui, elle regardait sans cesse sa montre, telle une jeunette avant son premier rendez-vous, c’était que dans deux heures, débutait un passe-temps inespéré : la fête d’anniversaire de Mamie Liang, sa voisine aux cheveux rares et blancs. Il y aurait des biscuits, du vin jaune « et une surprise », avait ajouté la malicieuse amie, ravie de la faire bisquer d’impatience, sans rien trahir de son secret. Sans doute jouerait-on au mah-jong, et entonnerait-on une rengaine rouge du bon vieux temps… 

Or ce soir, Mamie Chen était loin d’imaginer la surprise manigancée par la voisine. En guise de vin, Mamie Liang avait apporté une carafe d’eau claire, dans laquelle elle avait dilué une poudre blanche comme neige, contenu d’un étrange flacon brun. Tour à tour, chacun(e) des invités reçut un dé à coudre qu’il (elle) absorba religieusement. 

Dix minutes après, la planète chavirait autour d’eux. Mamie Liang avait lancé des vieux tangos —ceux qu’ils dansaient le soir au parc. Les couples s’étaient formés, mais cette fois, ils évoluaient d’un pas plus fermes, plus passionnés même, se prenant au jeu, oubliant leur grand âge. En même temps, on se racontait des blagues, des souvenirs d’amours passées 40 ans en arrière. Tout le monde souriait complice, ou bien éclatait en rires stridents… 

Vers 23h, quand l’effet de la kétamine (car telle était la drogue qu’ils avaient prise) s’était estompé, Mamie Liang avait perçu 200 ¥ de chacun, « pour la prochaine fois ». « Mieux vaut, avait-elle ajouté d’un ton de conspiratrice, ne pas en parler. C’est nos affaires, et y comprendraient pas »… 

Le matin, Mamie Chen exultait : cela avait été sa plus belle soirée –de sacrée belle lurette ! Les 16 veuves, 2 veufs et le couple marié convinrent de refaire, chaque fois à un endroit différent, la « séance de gym »…
Ainsi tous les mois, ils s’amusèrent à huis clos entre têtes chenues, recréant une joie interdite. Ils étaient sereins, plus certains que jamais de leur bon droit. Toute leur vie, ils s’étaient pliés aux règles : jeunes, à celles de la révolution ; vieux, à celles du qu’en-dira-t-on pour les enfants. À présent, ils ne voulaient plus rien savoir : ayant cessé de se voir vieux, ils ne croyaient plus à leur mort. Et leurs familles ne soupçonnaient rien. 

Jusqu’au 8 janvier, au KTV de l’hôtel du Temple Hung, où ils dansaient sous la boule à facettes qui renvoyait aux quatre coins de la salle les reflets stroboscopiques, quand les battants de la porte s’ouvrirent avec fracas, laissant s’engouffrer 10 hommes en uniformes qui criaient d’un ton comminatoire : « Police ! Personne ne bouge ! ». 

Stupéfaits de l’âge des délinquants, les agents embarquèrent très doucement tout ce monde frêle, et posèrent les scellés à l’hôtel coupable. Bien embarrassés, les chefs eurent besoin d’une téléconférence pour trouver comment gérer un si rare scandale. Ils finirent par convoquer les enfants des 20 vieillards en prison. 

Sous les caméras de la télévision, ils leur firent la morale, leur remontrant qu’à l’avenir, il ne suffirait plus de financer les besoins matériels de leurs parents : un peu de présence, d’attention et d’amour était aussi nécessaire pour prévenir des dérapages aussi inouïs qu’évitables. Mais cet amour vital prescrit, quelle loi pourrait le quantifier, en fixer la dose ? La question ne fut pas posée. 

Derrière leurs barreaux, les vieux se tinrent cois. Ils connaissaient leur crime : s’être recréés pour eux seuls, leur « paradis imaginaire » (梦幻天堂 mènghuàn tiāntáng) !
Tant pour leurs héritiers que pour la société, la liberté que ces vieux avaient volée, était insupportable, une trahison, une transgression abominable. Faisant front commun, tous étaient soulagés d’y avoir mis un terme, pour faire revenir les choses à la normale.