Le Vent de la Chine Numéro 5 (XX)

du 8 au 14 février 2015

Editorial : Vol au-dessus de colosses chinois

Surprise, le 28/01 : Alibaba, 1ère galerie marchande virtuelle du pays, est attaquée par la SAIC, tutelle du commerce et de l’industrie. 60% des produits testés sur son site en 2014, se sont avérés être des faux. La SAIC aurait différé la critique, pour ne pas compromettre l’entrée d’Alibaba en bourse de New York en septembre dernier (où le groupe avait amassé 25 milliards de $). Mais cette révélation de la SAIC fit tout de même des vagues. A peine la nouvelle connue, un groupe d’actionnaires américains lançait contre Alibaba une « class action » judiciaire, lui reprochant d’avoir tu un fait essentiel, lors de leur décision d’investir. 

<p>Sans délai, Jack Ma, CEO fondateur d’Alibaba, se défendit alors « bec et ongles » face à cette critique de l’Etat- car, avec 2000 employés et 161 millions de $ injectés depuis 2013 dans la lutte contre le piratage, Alibaba a fait tout son possible pour éradiquer les pratiques malsaines. Puis le débat s’arrêta après 3 jours, évidemment sur ordres supérieurs. Comme pour enterrer l’affaire et aller de l’avant, Alibaba annonça la signature d’une entente financière avec le géant américain Lending Club, et sa filiale Taobao obtint à Pékin le droit exceptionnel de débuter une expérience de messagerie par drone (cf photo). Pour les experts, les soucis d’Alibaba avaient des causes politiques plus que commerciales. Parmi les investisseurs du groupe en bourse de NY, comptait un petit-fils de l’ex-Président Jiang Zemin, qui revendait toutes ses parts à la veille de la frappe de la tutelle SAIC… 

Puis le 30/01, intervint le cas de Mao Xiaofeng, le jeune Président (42 ans) de la banque privée Minsheng, emmené par la CCID, police du Parti, après avoir démissionné « pour raisons personnelles ». Mao – les langues se délient vite – aurait été en lien avec l’épouse de Ling Jihua, le bras droit de Hu Jintao (le prédécesseur de Xi Jinping). A cette femme, comme à une douzaine d’autres proches de hauts cadres, Mao aurait versé un cachet, pour la seule tâche de déplacer chaque mois de forts montants d’une banque à l’autre, dans le but de compliquer la tâche des vérificateurs aux comptes. Dans la foulée, le 03/02, le prédécesseur de Mao, Dong Wenbiao, dément être sous investigation pour le même chef d’accusation, et Lu Haijun, un des directeurs de la Banque de Pékin est emmené le 02/02. Cette série d’arrestations fait présager, pour certains, un tournant de la campagne anticorruption vers le secteur financier – peut-être pour permettre au pouvoir de reprendre contrôle sur la dette galopante des corporations chinoises (une des plus élevées du monde, à 125% du PIB selon McKinsey). D’autres en doutent : à ce jour, seules les banques de second rang avec fonds privés sont touchées, tandis que les quatre « grandes sœurs » demeurent en paix.
Le cas d’Alibaba peut inspirer une autre conclusion : vis-à-vis des colosses économiques chinois, l’intérêt de l’Etat est en train de changer. Il y a 20 ans, il s’agissait de protéger leur émergence pour donner à la nation la chance d’être un acteur dans des secteurs stratégiques. Désormais, c’est fait, et le défi est autre : les ouvrir à la concurrence et leur faire respecter la loi. Avec eux donc, une césure s’opère, un autre type de rapports émerge, plus mature.


Energie : Pétrole – le nouveau cordon ombilical

Depuis 2013, entre Chine et Birmanie, la promesse de partage du pouvoir par les militaires et le rapprochement des Etats-Unis, ont un peu freiné la pénétration chinoise. En 2011, des mouvements sociaux avaient forcé l’interruption du projet de barrage géant de Myitsone, dont toute l’électricité (100 milliards de KW/h par an) aurait dû être exportée vers le Yunnan. Mais la force financière chinoise et son intérêt stratégique sur ce petit voisin sont déterminants : le 29/01, au port en eau profonde de l’île de Maday, un 1er tanker de 300.000TJB déchargeait son pétrole, inaugurant l’oléoduc vers Kunming (Yunnan). 

Ainsi aboutissait ce projet de nouvelle route pétrolière, évitant le détroit de Malacca. Le tracé était à l’abri des pirates, et surtout d’un toujours possible blocus par la 6ème flotte de l’US Navy. Parallèle à l’oléoduc, un gazoduc au départ de Kyaukpyu fonctionnait depuis octobre, ayant acheminé 4 milliards de m3 de Birmanie et du Qatar. 

D’une capacité de 22 millions de tonnes par an, l’oléoduc traverse 800km en Birmanie et 1600 en Chine. La liaison permet d’écourter de 30% le temps du voyage. Les 2,5 milliards $ d’investissements ont été supportés par la CNPC, compagnie chinoise propriétaire.
Le projet n’a pas été sans sa dose de contestation. Mais la junte, et les gouvernements qui lui succèderont, recevront 54 milliards de $ sur 30 ans, et les communautés locales, notamment des Etats (provinces) de Rakhine et de Shan (partiellement encore autonomes) ont reçu de la CNPC 25 millions de $ en projets scolaires et en infrastructures qui ont accéléré l’acceptation. 

Sous réserve d’inventaire, 10% du gaz pourrait revenir à la Birmanie, le long du gazoduc. Mais sur le pétrole, 100% devrait passer en Chine. A Kunming, la raffinerie est en construction, d’une capacité future de 10 millions de tonnes par an.
De même, un autre projet huit fois plus coûteux est « discuté », quoique mal ressenti par les populations : une ligne de chemin de fer à 20 milliards de $, qui permettrait d’exporter le bois précieux et les minerais. Même incertitude concernant le barrage cité plus haut : même si aucune décision formelle n’est prise, sa construction semble inéluctable.


Agroalimentaire : Sans patate, point de salut

Les résultats de la céréaliculture chinoise (11 ans de récoltes en hausse, 607 millions de tonnes en 2014) ne peuvent cacher ce bilan inquiétant : la Chine ne couvre plus ses besoins en grains. Avec 25 millions de tonnes en 2014, l’importation a augmenté de 22%. En effet, la ressource en eau diminue sous la désertification et 40% des terroirs sont dégradés. Comme solution, l’Etat pense à la pomme de terre*. Le ministère de l’Agriculture prétend doubler les cultures d’ici 2020, à 100.000km² – une Hongrie. 

La Chine est déjà 1er producteur et 10ème exportateur du tubercule de Parmentier, qu’elle connaît depuis le XVIIème siècle—introduit par les marchands portugais qui le rapportaient d’Amérique Latine.
Aujourd’hui, avec fort pragmatisme, les technocrates chinois trouvent une série de vertus au « haricot de terre » (土豆). Plus énergétique que toute céréale, la patate fournit à moindre volume les calories nécessaires à la vie quotidienne, permettant d’accroitre le degré d’autosuffisance par rapport à un régime uniquement basé sur le blé et le riz. 

Contrairement au blé, au maïs et au riz qui plafonnent après 30 ans d’efforts agronomiques, la pomme de terre est un « nouveau » légume – sa productivité locale étant moindre qu’ailleurs, elle a un potentiel de meilleur rendement. Ceci offre au pays la perspective de mettre en jachère les terres les plus endommagées par les pesticides. Ou bien de les mettre en assolement triennal avec d’autres cultures, contribuant à leur convalescence. Elle est moins gourmande en eau (350mm/an) que le riz ou le blé (500 et 450mm/an). Elle est donc idéale pour le Dongbei, qui correspond précisément à cette pluviosité. D’où l’espoir pour les cadres, de ralentir l’inexorable montée de la demande agricole en irrigation, embolisant aujourd’hui 70% de la ressource. Elle exige enfin beaucoup de main d’œuvre, promesse de création d’emplois, et son rendement, à 15000¥/hectare, est le sextuple de la céréale. 

Mais il y a loin de l’assiette aux lèvres : la société chinoise n’est pas habituée à la pomme de terre, qu’elle considère toujours comme étrangère. Il faudra un effort de promotion, et de recherche « gastronomique » pour siniser ce produit de base.
D’autre part, l’Etat, considérant les céréales comme un « secteur stratégique », l’a mis sous contrôle direct, sous un lourd appareil réglementaire (stockage, subventions, prix garantis). Pour faire coexister les deux secteurs à l’avenir, devra-t-il les placer sous un même régime ? Public ou commercial ? La renaissance de la patate en Chine, dépendra peut-être de ce choix.
* Données issues de China Dialogue (cf bit.ly/15lkCu1 ) – Zhang Hongzhou, chercheur à l’université de Singapour.


Economie : Le plan de relance (2ème partie)

Après avoir évoqué (cf VdlC n°4) la dette des provinces, analysons ici le Plan de relance du Conseil d’Etat, tel qu’il apparaît esquissé, selon diverses sources. 

<p>Le 04/02, la Banque Centrale Chinoise, coupait de 0,5% les réserves obligatoires des banques du pays, libérant 85 milliards d’€ pour l’emprunt. Elle laisse aussi entendre que ce ne sera pas la dernière fois dans l’année. A l’instar des Etats-Unis, de l’Union Européenne et du Japon, la Chine rouvre le robinet du crédit, pour soutenir un objectif de croissance fixé pour 2015 à 7%, 0,5% de moins qu’en 2014. Symptomatiquement, elle précise que ce chiffre n’est pas gravé dans le marbre. La ville de Shanghai va encore plus loin en renonçant à tout objectif – vu l’instabilité mondiale présente, c’est trop aléatoire. Le 1er Ministre, Li Keqiang, vise aussi 10 millions d’emplois créés dans l’année. 

Pour relancer la croissance, Li compte sur des mesures gestionnaires, mais d’abord, sur le bon vieux moyen des grands travaux. Au niveau central, 940 milliards d’€ étaient bloqués dès janvier, pour 300 projets en 2015. Les provinces pour leur part, contribueront bien plus : selon Shanghai Securities News (04/02), 14 d’entre elles ont budgété 2130 milliards d’€. Sept secteurs prioritaires sont visés dont les transports, l’énergie, les mines, l’environnement et la santé. 

Parmi ces projets nationaux, un réseau de trains « Intercity » doit voir le jour, à la suite d’un cahier des charges récemment publié : 4 provinces avancent des projets, notamment au Xinjiang, et pour la région JingJinJi (Pékin-Tianjin-Hebei), qui mettra toute ville à une heure de toute autre, moyennant 9500km de voies nouvelles. Le même souci d’intégration urbaine se lit dans le « 7ème périphérique » autour de Pékin, 900km entre Langfang, Chengde et Zhangjiakou…

Côté TGV, l’effort se reporte vers le centre et le Sud-Ouest : trois lignes à 1,4 milliard d’€ chacune ont été approuvées en janvier, reliant Chongqing, Henan, Hubei et Guangxi.

Côté aviation, 2 méga-aéroports pour Chengdu (11 milliards de $, pour 40 millions de passagers) et Pékin dans le district de Daxing (14 milliards de $, 2 millions de tonnes de fret, 620.000 avions par an et 72 millions de passagers), permettant à la banlieue Sud-Ouest de rattraper son retard par rapport au Nord-Est de la capitale. 

Côté énergie, cette année, 5 chantiers de centrales nucléaires seront lancés. Par un ambitieux programme, le parc national de 22 centrales en 2014, devrait tripler d’ici 2020, et le nucléaire qui n’assure encore que 3% de l’électricité du pays, recevra sous le 13ème plan (2016-2020) 15% des investissements prévus pour le secteur. 

Dernier volet mais non le moindre de ce tableau financier : l’investissement vers l’étranger. L’an passé, le pays connaissait un ralentissement très fort des échanges (surtout avec l’Europe), lesquels avaient crû de 3,4% (dont 4,9% à l’export), au lieu des 7% prévus. Une série de mesures-choc a été programmée pour conquérir de nouveaux marchés avec des arguments imparables. Tel ce plan « ceinture et routes » qui doit équiper toute la périphérie de l’Asie en infrastructures lourdes – la « route de la soie économique » en est un volet. A cet effet, le Conseil d’Etat a arrêté (27/01) un programme d’« exploration de marchés extérieurs ». A vendre : TGV et lignes marchandises, centrales nucléaires, éoliennes, solaires, hydroélectriques, et même les surplus d’acier, métaux non ferreux, matériaux de construction et textile. Plusieurs types de fonds ont été créés pour incubateurs de start-ups, et le soutien aux jeunes firmes technologiques. Pour les paiements hors frontières, un projet pilote est approuvé par la SAFE (28/01), permettant à des banques étrangères d’effectuer, depuis et vers la Chine, des paiements en ligne. 

En même temps, le remodelage des secteurs industriels va de l’avant : après la fusion de groupes de construction ferroviaire, c’est au tour du nucléaire de voir approuver celle de CPI (China Power Investment Corp.) et de SNPT (State Nuclear Power Technology Corp.). 

En cours de développement, ces initiatives posent question : alors que Pékin insiste à prétendre que les 940 milliards d’€ annoncés (plus du double des 400 millions d’€ versés en 2008) n’ a « rien d’un stimulus », d’où viendra l’argent ? Il aura du mal à venir du secteur privé—les lois protégeant ce type de financement ne sont pas encore en place, pas plus que la confiance de l’investisseur. D’autre part, l’endettement national devient problématique : selon McKinsey, entre les ménages, les banques, les corporations et l’Etat, il atteint désormais 282% du PIB, dont la moitié en immobilier (dont les secteurs dérivés), et s’accélérant depuis 2007 à plus du tiers de la dette mondiale. 

Mais la Chine a au moins une chance. D’après Zhong Shan le vice-ministre du Commerce, à 3900 milliards de $, la réserve en devises a cessé de croître. Pékin n’a donc plus besoin de dépenser des montants énormes pour « stériliser » ces fonds en devises afin de soutenir le cours du yuan : il peut enfin placer ce bas de laine, dans la relance de son économie.


Agroalimentaire : La réforme agraire tourne autour du pot

Comme depuis 12 ans, le Conseil d’Etat consacre (1er février) son 1er document de 2015 à l’Agriculture, fixant ses orientations. Désormais, finie la course au volume (la priorité depuis 20 ans), le nouveau cap, « nouveau normal » est désormais à la qualité des produits et la protection de l’environnement, selon le ministre Han Changfu (24/12). 

<p>En même temps, sans craindre la contradiction, Pékin veut accélérer la marche aux OGM en écartant leurs obstacles.
Fin août 2014 (cf n°29), le ministère avait surpris en révoquant deux permis de culture pilote de riz OGM et un de maïs, octroyés en 2009. Ces souches, selon les experts chinois et étrangers, étaient percluses d’erreurs de manipulation. Le manque à gagner était lourd : 3 milliards de ¥ auraient été investis en vain, et la Chine se privait d’une agriculture épargnant 80% des pesticides et offrant 10% de récolte supplémentaire.
L’argument-clé fut dit tout net par Han Jun, vice-directeur au Bureau Central des Affaires rurales (03/02) : avec ses besoins exponentiels en produits agricoles, la Chine ne pouvait se permettre de « laisser dominer son marché OGM par l’étranger ». Elle voit chaque année croître sa demande en viande et en produits laitiers, qui suppose un approvisionnement constant en céréales, soja et autres aliments du bétail : seule l’exploitation de toutes les filières productives pourrait la satisfaire. Et si l’OGM n’était produit en Chine, il serait importé, privant les paysans chinois de ce revenu.
La Chine exprime ici la hantise de prendre du retard face au reste du monde. L’Inde, par exemple, 4ème puissance OGM mondiale, a 11 millions d’hectares d’emblavures OGM, contre 3,9 millions en Chine—essentiellement en coton, une des deux cultures OGM autorisées. Il s’agit donc, pour Han Jun, de remettre à plat la recherche, pour obtenir une filière génétiquement modifiée stable et fiable. 
D’autre part, l’OGM en Chine n’a pas bonne presse –le régime n’a pas su convaincre, face à une opinion sensibilisée par le travail des ONG, telle Greenpeace. Pour Han Jun, il s’agit donc de remonter cette pente petit à petit, et convertir la population à ces produits, par un débat « transparent et démocratique » – une façon de communiquer assez novatrice et plutôt rare. 

Autre priorité du document n°1 : le contrôle des importations.
En oléagineux par exemple (culture pour laquelle le sol chinois est naturellement désavantagé), la Chine a importé l’an dernier 71 millions de tonnes – un montant gigantesque. Ici, le défi pour l’Etat est de concilier demande, qualité et revenu du paysan chinois, quoique le produit chinois souffre, de l’aveu même du responsable ministériel, de manque de compétitivité, arrivant à qualité inférieure, et à prix parfois double du marché mondial. Pour promouvoir compétitivité et technologie, la Chine subventionne –jusqu’à 8,5% du PIB rural, selon Chen Xiwen, autre concepteur de la politique agricole chinoise.
Le Heilongjiang par exemple, grenier à blé du Nord, verse au paysan 21.000$ par ha de nouvelles serres. L’un dans l’autre, selon Chen, le système permet d’équilibrer et respecter tous les paramètres, y compris les règles de l’OMC : les importations distinguent fiscalement un régime sous quota à faible taxe, et un autre hors quota, jusqu’à 60% plus cher.
« Cependant, ajoute ce technocrate, si les coûts de production devaient continuer à augmenter, le déséquilibre deviendrait insupportable ». 

D’où la 3ème priorité du document : pour faire face à l’exode rural massif en cours et à l’urbanisation galopante, l’agriculture chinoise doit se plier à une modernisation tous azimuts. Parmi les 32 sous-chapitres du document, comptent la qualité du produit (la baisse des pesticides et engrais), l’accès au crédit, le droit à émettre des obligations pour les groupes agroalimentaires les plus performants, le remembrement en fermes familiales de 5 ha (alors que 200 millions de paysans vont quitter leur village sous 20 ans), la mise à niveau des usines rurales, surtout agroalimentaires, l’amélioration du mécanisme de prix de l’eau (le droit aux paysans n’utilisant pas tout leur quota, de revendre le reliquat), l’accès à l’énergie, y compris renouvelable. 

Enfin, semble-t-il, une chose manque à ce plan : la révision du droit du sol. En rendant le paysan propriétaire, cette réforme lui permettrait de léguer à ses enfants, d’hypothéquer pour investir, d’être protégé contre les expropriations abusives, et finalement de voir remonter son revenu – à présent le tiers de celui du citadin.
« C’est aujourd’hui impossible, répond M. Chen, c’est interdit par la Constitution. Nous devons agir dans la sphère du réel ». Comme ersatz, le document n°1 parle de « renforcer l’Etat de droit », et de faire à cet effet des « tests pilotes » au niveau du district, à savoir poursuivre les expériences des dernières années, de ventes des titres de propriété du droit du sol…
A suivre, mais le message est clair : dans le monde rural comme en celui de la ville, c’est encore l’hiver. Le temps des grandes réformes sociétales n’est pas venu.


Petit Peuple : Suzhou (Jiangsu) – Duo Na, vendeuse d’amour virtuel

A Suzhou (Jiangsu), Duo Na, lycéenne de 17 ans, partageait ses jours entre trois activités : assister aux cours (qui l’ennuyaient, puisque même avec un an d’avance, elle comprenait tout dès la première phrase du professeur), surfer sur internet, et répondre aux appels incessants des copains sur son smartphone, implorant la solution de l’exercice de maths ou de physique, ou des idées pour la rédaction. Elle était née meneuse : son charisme la faisait chaque année réélire déléguée de classe – hors de l’école, tous la réclamaient. 

Ses ami(e)s s’épanchaient sur les petites choses de la vie : la sévérité d’un père, la trahison d’une meilleure copine, surprise main dans le sac en train de chiper son petit ami… Duo Na avait la solution à tout, savait écouter, excellait à réconcilier, orienter, calmer.
La nuit, enfin seule, elle dévorait les forums sociaux sur la toile, ou lisait l’un de ces dizaines de romans postés chaque jour par des auteurs néophytes. Et c’est ainsi qu’un beau jour de printemps 2013, elle tomba sur « mon boyfriend sur GSM », opuscule mal écrit mais fourmillant de stimulantes anecdotes amoureuses, et d’une idée si ingénieuse que la fille en perdit toute envie de dormir pendant trois jours L’auteur avait imaginé une fille aux 10 amants, tous par téléphone, service virtuel qu’elle faisait payer. L’innovation tenait à la définition de l’amour, le produit vendu : il était strictement platonique, cadré dès le 1er appel par la meneuse de jeu : la moindre demande d’adresse, le moindre appel à rendez-vous ou propos scabreux causerait la rupture. Or à en croire le roman, cette exigence, loin de rebuter les garçons, les attirait par dizaines. 

D’emblée, Duo Na avait vu l’opportunité qui se dessinait, le service qu’attendaient les élèves autour d’elle. De plus, elle le voyait bien, copains et copines ne savaient que faire de leur temps, et manquaient d’argent de poche. De tous ces ingrédients, elle allait faire un cocktail détonnant – le clou de l’année sur internet.
En même temps, de nombreux services similaires florissaient sur Taobao, le portail commercial d’Alibaba – l’idée était donc bien dans l’air du temps. Aussi notre lycéenne recruta comme téléphonistes la moitié de sa classe et ouvrit dare-dare Hello baby, son agence d’amour virtuel à 20 ¥ par jour (cf photo). 

Il ne lui fallut pas longtemps pour constater qu’elle avait vu juste : de 6 à 7 appels le 1er jour, Hello Baby était passé à 500 au bout d’un mois. Pour suivre la demande, elle dut étoffer sans cesse son réseau d’amants (via Taobao, à travers toute la Chine) d’abord à 60, puis à 200, tous sélectionnés sur leur joli visage (pour la photo sur le site) et la chaleur de leur timbre vocal. Pour raffiner l’offre, elle dut aussi diversifier ses employés par personnalité : quiconque cherchait une fille pouvait choisir entre « poupée, pétulante, femme mure » ou « fille d’ à côté ». Le garçon lui, pouvait se présenter « sous l’uniforme, jeune premier, chef d’entreprise ou tonton qui console ». Payable d’avance par carte, la commission retombait en espèces sonnantes et trébuchantes dans les escarcelles de Taobao (10%), de l’amant(e) et de Duo Na (45% chacun). 

La jeune femme d’affaires n’en fait pas mystère : à son armée d’amoureux vénaux, impossible de faire leurs choux gras puisque chacun ne peut servir –qualité oblige- qu’un client à la fois. Le job peut par contre faire perdre le sommeil : amantes et amants doivent chaque matin réveiller le (la) client(e), répondre à ses appels tout au long de la journée. Elle-il entend ses confidences, le conseille, l’aide à ses devoirs, l’assiste aussi dans ses jeux en ligne, à conquérir l’épée magique, sauver la princesse… Le soir venu, il-elle lui souhaite bonne nuit –le ou la borde virtuellement dans son lit. 

La demande de service se concentre invariablement le soir, heure où les jeunes ressentent fatigue et besoin de soutien. Elle s’exacerbe entre mars et juin, période du bachotage. La composante émotionnelle est aussi essentielle : Madame Zhang Xiaoli, Présidente de l’Association nationale de santé mentale, décrit ce client-type comme un ado bourré de complexes, malhabile face aux filles.
Toujours est-il qu’après deux ans, Duo Na est au seuil de la richesse. En octobre 2013, Hello baby faisait 30 contrats par jour, mais en août suivant, pour la pause estivale où les jeunes cherchent à tromper l’ennui, l’agence était passée à 200 par jour : Duo Na gagnait, cet été-là, 300.000 yuans. 

Au fait, comment juger le travail de Duo Na ? Est-elle amorale, diabolique, à profiter de la misère existentielle des jeunes autour d’elle pour leur vendre du vent ? Ou bien est-elle une sainte, ayant réussi à cultiver chez des milliers d’ados la friche émotionnelle laissée déserte par les parents et les professeurs ?
Toujours est-il que cette businesswoman fait preuve d’une éblouissante énergie vitale et fait fortune par son initiative : encore une qui n’a pas attendu que lui tombe dans la bouche les cailles rôties. En chinois, cela se dit par une jolie formule, « 守株待兔 » (shǒu zhū dài tù) : « attendre à côté de la souche, que le lapin vienne s’y assommer ».