Le Vent de la Chine Numéro de Noël

du 22 décembre 2013 au 4 janvier 2014

Petit Peuple : Canton : Grand-père Liu réinvente le 3ème âge !

À 28 ans, comme beaucoup de jeunes filles de son âge, Lu Qing est une « fashion victim ». Pour vivre de son art, elle lança sa propre boutique en ligne, Yecoo. Mais comment s’affirmer et faire la différence, face aux griffes acérées de la concurrence ? 

Quand en septembre 2012, elle réceptionna sa collection d’hiver et se mit à déballer ses écharpes et mitaines, elle fut prise d’un frisson : ses 10 ventes par jour en moyenne ne lui suffiraient pas pour rentrer dans ses frais. Même les mannequins qu’elle appelait les unes après les autres, se dérobaient, refusant de travailler pour le cachet qu’elle offrait. Et pourtant, photographier sa nouvelle collection était indispensable pour l’exposer en ligne !

C’est alors qu’elle vit arriver Liu Xianping, son grand-père, venu assister au « shooting ». 

Evidemment, on eût pu soupçonner le vieux « vert galant » (72 ans) d’être venu se rincer l’œil sur les modèles, voler la scène d’une fille en train de se changer. Mais non ! Liu n’était pas de ce bois-là. Ancien professeur, puis agriculteur, cet être modeste et joyeux compensait sa minceur (50 kg pour 1 m 67) par une pétulante joie de vivre, un sourire pour tous, un amour de la vie en général – et à sa petite-fille en particulier. 

La mode, même féminine, l’attirait. Ce jour-là, il décrocha une cape orange, des collants rouge-cerise, et les enfila, admirant les couleurs, les matières, les découpes. Stupéfaite, Lu Qing au lieu de s’esclaffer, vit que les vêtements lui seyaient, mettant en valeur les jambes et les hanches de son corps androgyne. 

Mais bon sang, mais bien sûr, c’était lui, le top-modèle qu’il lui fallait ! D’autant qu’il composait les tenues d’un goût très sûr…

Ni une, ni deux, tant pour l’aventure que pour dépanner sa petite-fille, papy accepta de se laisser prendre en photo, d’abord en manteau rose avec capuche, collants vert pomme, gants noirs de laine, en perruque (permanente auburn) et (fausses) Ray-Ban noires…Puis il attrapa une autre tenue, puis une autre, et encore une autre… Se prenant au jeu, il prit les poses du catwalk, se plia aux injonctions du photographe, toute la durée d’une séance épuisante, mais avec un sérieux imperturbable et dans la bonne humeur. 

Une fois en ligne, les résultats dépassèrent leurs espérances les plus folles. En 24heures, les ventes furent quintuplées et dès le lendemain, un site national publiait les prises et sacrait Liu « grand-père le plus cool du monde ». 

C’est que les photos amenaient à sourire et faisaient réfléchir, montrant cet homme âgé qui dynamitait tous les poncifs sur la soi-disant « retenue » que les vieux étaient supposés observer, pour ne pas faire perdre la face à leurs enfants. Liu venait d’inventer sans complexe une nouvelle manière d’être au 3ème âge. 

Evidemment, suite à un tel succès, Lu Qing eût souhaité qu’il poursuive l’expérience et enfile encore et encore d’autres garde-robes, d’autres collections. Mais Liu déclina -à juste titre. Une fois l’effet de surprise passé, on risquait de sombrer dans le douteux, prêter au sarcasme. Il accepta par contre le job qu’elle lui offrait : conseiller de mode dans la boite. 

Surfant sur la vague du succès, ils viennent de provoquer une nouvelle avalanche de clics grâce au dernier cliché d’un Liu dansant le Gangnam style du clip de Psy, le chanteur sud-coréen.

Papyliu GangnamOn lit souvent en Chine des interviews de personnes âgées, séparées de leurs enfants, déprimées, nostalgiques, ayant perdu goût à la vie… 

L’exemple de Liu est tout autre. Son image à lui est celle d’une homme bien dans son époque, ayant l’audace de l’autodérision. 
Comme si les heures sombres qu’il a pu franchir au cours de son existence dans l’histoire chinoise, n’avaient su prendre prise sur sa sempiternelle joie, sa capacité innée de « danser des mains et gambader des pieds » ( « 手舞足蹈,shǒu wǔ zú dǎo ») !


Petit Peuple : Lanxi (Zhejiang) : Bobby, le vilain petit canard

Homme d’affaires africain, Alpha débarqua en 2005 à Canton, Eldorado rêvé. Quelques années passées à chercher du travail au Togo avaient suffi à le convaincre que sa Terre natale n’avait pas d’avenir à lui offrir, à la hauteur de son doctorat. 

A Canton, s’était-il sans cesse entendu répéter, le business était en or… 

Et de fait, il prospéra. Un soir, après avoir conclu un contrat et festoyé comme il convenait, il rentra chez lui, avec à ses côtés Meili, jolie jeune fille, éblouie par son opulence. 

Seulement voilà, de leur étreinte fugace, 9 mois plus tard, Bobby voyait le jour, au teint splendide mais atypique en Chine. Durant la grossesse, les rapports avaient été d’incertains à orageux. Ni l’un ni l’autre n’étaient prêts à telle union : qu’Alpha ne comprenne pas un mot de mandarin (et de cantonais, moins encore) n’arrangea rien. 

Puis à peine le bébé mis au monde, la mère s’enfuit de la clinique, omettant sciemment de remplir les papiers qui eussent doté Bobby d’une identité. Elle abandonna Bobby et son père, seuls dans la vaste nuit du Céleste Empire… 

Alpha prit donc l’habitude des biberons et des couches, en plus de son petit business d’export. Tous deux déménagèrent à Yiwu (Zhejiang) –Mecque des commerces low- cost et interlopes du pays.

Sur place, opportunément, Alpha se lia à un couple de quadragénaires de Lanxi, hameau des alentours. Xiaoyang lui servait de factotum, lui présentant ses fournisseurs et traduisant leurs échanges à l’aide d’un gadget électronique, tandis que Meijuan gardait Bobby, en plus de ses deux propres enfants.
Cahin-caha, l’arrangement perdura jusqu’en 2011, année de crise où tant de PME périclitèrent en Chine, faute de de clients et de moyens. Point d’argent, point de visa…

Alpha dut rentrer au pays. Il fit le choix, que nous nous garderons de juger, de laisser Bobby à la garde du couple : peut-être faute de passeport, par peur de révéler « là-bas » l’existence d’un fils (à une épouse légitime), ou bien convaincu que la terre nourricière de Bobby lui assurerait un meilleur avenir… 

Quoi qu’il en soit, pour la seconde fois trahi en 6 ans de sa brève existence, Bobby eut au moins de nouveaux parents simples, aimants, prêts à le soutenir. Il en eut bien besoin, à l’école où il était pensionnaire, pour faire face aux lazzis de « hēi guǐzi » (黑鬼子,diable noir), horions et bizutages d’élèves voire de maîtres ne supportant pas la différence chez un être « tiān rǎng zhī bié » (天壤之别, aussi différent que le ciel de la terre). Ses sans-faute aux dictées, ses leçons sues sur le bout des doigts, rien n’arrêtait les rires sur sa couleur de peau chocolat..

Heureusement, l’intolérance n’eut qu’un temps. A force de vertu chez lui, d’un mélange de compassion et de routine chez les autres, on finit par l’accepter. Quittant sans regret sa défroque de vilain petit canard, il devint même un genre de mascotte de son établissement, le petit protégé du village. Le croisant à pied sur le chemin de l’école, les habitants s’arrêtent, les uns pour l’amener, d’autres pour lui offrir quelques friandises. 

Et c’est ainsi qu’au jourd’hui à 8 ans, Bobby a dans ses mains un avenir en forme de bonbons variés, certains salés-amers, d’autres sucrés-magiques. Au négatif, Xiaoyang et Meijuan, très pauvres, ne pourront plus longtemps le soutenir. Sans papiers ni nationalité, son sort légal est des plus confus—la seule sortie de cet imbroglio serait une adoption par une famille aisée, lui fournissant des études et un nom. 

Mais au positif, c’est un charmant bambin et le premier de sa classe. En cette Chine en marche vers la diversification, pour lui, tout devient possible, et toutes les carrières lui sourient : celle d’athlète comme Ding Hui, le volleyeur en équipe nationale (premier athlète d’origine africaine sélectionné en équipe chinoise). Ou bien celle de chanteur sur les traces de Lou Jing, appelée la « black pearl », révélée par une émission de téléréalité.

Au fond, après avoir failli risquer l’exclusion sociale, Bobby n’a plus d’autre choix que de réussir en affirmant sa différence : condamné à s’assumer, pour s’élever au rang d’étoile noire du ciel chinois ! 


Petit Peuple : Caotang – un mythe antique, rejoué

Dans ce village sous le vaste ciel de l’Empire du Milieu, la légende dit que Mudan, que tout un chacun se serait accordé à trouver charmante si le sort ne s’était sottement acharné sur elle en la privant d’un œil, désespérait de trouver mari. Il se trouve qu’au hameau voisin, Dama, fringant cavalier, se morfondait aussi : nulle fille ne voulait de lui, du fait de son pied-bot. 

En principe donc, leur sort était scellé : ils devraient vivre seuls, faute de voir accepter leurs handicaps. Toutefois, une entremetteuse, gagnant sa vie au nombre de couples qu’elle assemblait, osa relever le défi – les marier – pari aux chances fort minimes. 

Pour la capitale séance de la 定亲 dìngqīn (1ère rencontre et choix du partenaire), cette femme de ressource les présenta l’un à l’autre en une pose particulière : lui sur sa monture, elle portant un chignon tressé vers l’avant à la mode Tang, un petit bouquet d’azalées et de capucines qui retombait sur le front, cachant l’œil éteint. Ainsi chacun montra à l’autre le charme irradiant de sa jeunesse, et non sa tare. Et chacun exprima, au-delà de la pudeur d’usage, un vif intérêt pour l’autre.

Moyennant ce petit stratagème, l’affaire fut vite conclue. Tambour battant, on les maria. Ce ne fut que dans la chambre nuptiale qu’ils constatèrent leurs handicaps. Heureux de ce bonheur forcé, et de ce bon tour qu’on leur jouait, ils se gardèrent de protester. Ils préférèrent sourire de la ruse de l’entremetteuse et faire beaucoup d’enfants. 

Sans le savoir, ils avaient créé un des plus beaux  proverbes de la langue chinoise : « voir la fleur du haut du cheval », (zǒumǎ jiàn huā , 走马见花) – expression qui depuis, a pris le sens de « regarder l’essentiel sans s’arrêter aux détails ». 

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Si nous contons cette anecdote, c’est que du Shaanxi profond nous vient une autre histoire, attestée celle-là, qui semble lui faire miroir – un remake en quelque sorte.
En 1957 à 8 ans, Li Quancheng, de Caotang (Province de Zhejiang) avait commencé à perdre l’ouïe. Par misère, ou tout simplement faute d’y penser (ce genre de chose, à l’époque, ne se faisait pas), ses parents n’avaient pas consulté le médecin du dispensaire voisin, avec pour résultat que quelques mois plus tard, l’enfant était devenu sourd comme un pot. 

Deux ans après à Hanzhong, la ville du coin, la petite Long Zhiying, 8 ans de même, contractait une maladie diarrhéique qui, pas davantage soignée, avait abouti à la perte de la vue. Mêmes causes, mêmes effets : 10 ans après, la porte du mariage leur semblait désespérément fermée, jusqu’à ce qu’une entremetteuse maligne prenne l’affaire en main, trouve d’abord l’un puis l’autre, les présente (ni cheval, ni bouquet cette fois—nous sommes en Chine moderne), pour parvenir à les faire convoler. 

Et ce fut une jolie histoire, romantique à souhait.
Au début à la ferme, Li-le-sourd fit tout : la charrue et la soupe, la moisson et le balai. Long-l’aveugle se contentait, elle, de laver et ravauder le linge. Sa cécité les empêchait même de faire du feu l’hiver : marchant un jour sur les tisons, par inadvertance, elle s’était cruellement brûlée.

Pour faire courte une longue histoire, ils eurent trois enfants et passèrent leur vie à se dorloter et protéger l’un l’autre. A force de persévérance, elle avait appris à faire la cuisine, laver le riz, découper les légumes et la viande, réduisant ainsi sa charge de travail à lui, de retour le soir. 
Pour téléphoner à Juling leur fille, une fois mariée, c’était Li qui composait le numéro, puis Long lui répète l’échange en criant – curieusement, certains sons à elle, et elle seule, franchissait le tympan de l’homme dur de la feuille.

Clairement, pour ces deux êtres, l’amour a été une stratégie de survie. L’attention portée l’un à l’autre, c’était la manière de résister à deux, dans un monde où au départ, ils étaient moins bienvenus que d’autres. Il s’agissait de concentrer ses forces pour ne pas se perdre. Et en fin de compte, tout en blaguant sur ce « mon petit vieux » (« xiao-laotou ») qu’elle lui hurle à toute heure du matin ou du soir, le village les envie pour cette harmonie conquise de haute lutte, si improbable qu’elle ait semblé au départ.