Le Vent de la Chine Numéro 40

du 16 décembre 2012 au 6 janvier 2013

Editorial : Xi Jinping au Sud : un pèlerinage refondateur

Qu’on ne s’y trompe pas : quoique tenus dans l’ombre par la presse, les cinq jours de visite de Xi Jinping à Canton, Zhuhai, Shenzhen et Shunde (7-11/12) se veulent historiques, et le sont par la force de leur signal.

En effet, Xi voulait faire un remake de la visite au Sud de Deng Xiaoping, 20 ans plus tôt. À l’insu du Comité Permanent gauchisant d’alors, le Patriarche s’était envolé sur Canton pour y prononcer sa célèbre série de discours, restés dans l’histoire comme le signal de la relance de la réforme, après trois ans de glaciation suite au Printemps de Pékin. 
Ici bien sûr, pas question pour Xi d’une escapade secrète, mais la discrétion médiatique suggère au sommet de l’appareil une divergence sur cette visite, et sur sa force de frappe symbolique – comme en 1992 !

– Officiellement, la destination- Guangdong est justifiée par « la proximité de Hong Kong et ses 30 ans de réforme ». Mais en fait, c’est la réhabilitation indirecte de Wang Yang, le très réformateur Secrétaire provincial du Parti, qu’une intrigue vient de priver de promotion au Comité Permanent.

– À Shenzhen, Xi se recueille devant une statue de Deng, qui commémore sa visite de 1992. Il y plante un figuier, en évoquant un « nouvel ordre de mobilisation générale de la réforme », lancé par le XVIII. Congrès. L’arbre a une charge symbolique : son nom, wúhuāshù, signifie « l’arbre fruitier sans fleurs » (donc avec des fruits de réforme, mais sans tapage qui inquiéterait les vieux conservateurs).

– A Canton, il adjure de « ne tolérer aucun retard à la restructuration économique » et de « ne pas couvrir les problèmes ».

– Le 9/12, il rend visite à sa mère, puis à la 124ème division que son père Xi Zhongxun, avait commandée : c’est un contrepoint à Hu Jintao qui, à ses débuts, prétextant « lutter contre la superstition », refusait de visiter le temple familial récemment restauré en son honneur.

– Pratiquant ses propres consignes d’humilité, Xi Jinping roule en minibus, délaisse la cravate et prend des bains de foule.

– Aux cadres de l’APL, l’armée chinoise, il ordonne de « renforcer » la préparation « réelle » au combat –c’est sa manière de renforcer son influence et d’accélérer son contrôle sur ce pilier du régime.
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– Simultanément, des assouplissements légers à l’étreinte policière des six derniers mois apparaissent : le 9 décembre à Pékin, une manifestation de 300 riverains opposés à la future ligne TGV vers Shenyang, est tolérée. 

 - Pékin et Shanghai annoncent leur ouverture au 1 janvier 2013, sans visa jusqu’à 72h, aux ressortissants de 45 pays – dans l’espoir de relancer une industrie touristique frappée par la crise.

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Tout ceci se produit sous le signe d’une embellie fragile de l’économie chinoise, par rapport aux pays occidentaux.
Ses ventes ont repris, à 18.680 milliards ¥ (+14,9%) de janvier à novembre, et la production électrique redémarre en nov. (+7,9%), celle de pétrole raffiné à +4,2% (10,17 millions de barils par jour).
L’inflation remonte à 2%, une première après 33 mois de décrue. Les investissements fixes reprennent à +20,7%, et les ventes automobiles caracolent à +9% (1,46 million d’unités). 

Mais cette conjoncture demeure volatile : reste un chômage urbain réel, double de l’officiel, à 8,05% en juin (selon l’étude du professeur Gan Li de l’université de Chine du Sud-Ouest à Chengdu). L’export reste en panne en novembre, à +2% au lieu des 9% attendus (l’import lui, est étale), tandis que les emprunts ont déçu, à 523 milliards de ¥ au lieu des 550 attendus et des 562 réalisés 12 mois en arrière. 

Enfin et surtout : publié le 10 décembre, le dernier coefficient de Gini chinois est à 0,61 – très au-delà du 0,4% qui est la frontière admise du « socialement supportable » : la Chine fait désormais partie des pays les plus inégalitaires au monde. 

Un tel résultat pourra être taxé de décevant, après 10 ans d’action de Hu Jintao pour faire de la Chine, une « société harmonieuse » (和谐社会, héxié shèhuì). Xi Jinping aura du pain sur la planche ! 


Santé : Santé – sida, diabète, tuberculose… le grand réveil ?

Après 30 ans de réforme, la santé chinoise sort méconnaissable. Jadis plutôt performant et égalitaire, le système s’est mué en un vaste marché aux soins, auquel les démunis n’ont plus accès. Les hôpitaux ont été contraints de s’autofinancer (via les ventes de médicaments). La prévention des maladies infectieuses s’érode depuis les années ‘80. En cause, surtout, la fermeture des grandes « danwei » (unités de travail) où l’encadrement serré facilitait les contrôles sanitaires.  

Résultat : le nombre des séropositifs (492.191, voire 780.000), de tuberculeux (1 million) et de diabétiques (90 millions), explose. 
Par bonheur, de nouveaux alliés apparaissent. Longtemps perçues comme un danger par le Parti, des ONG s’approprient un rôle clé dans le dépistage du VIH. Le 26/11, Li Keqiang, n°2 du PCC et futur 1er ministre, en recevait 12 au ministère de la Santé pour faire le point avec elles et les ministères. Avec ces partenaires, Li réfléchirait à réduire (ou supprimer) leurs impôts, leur confier certains services publics (éventuellement dès début 2013) et faciliter leur enregistrement légal.  

Li veut créer un Fonds de prévention du Sida. L’urgence est là : 68.802 cas furent recensés de janvier à octobre 2012, dont 85% contaminés lors de rapports sexuels. Les plus fortes hausses sont relevées chez les cinquantenaires (+20,2%) et les 15-24 ans (+12,8%). Li promet aussi une meilleure prise en charge des remèdes, et de lutter contre la discrimination des séropositifs dans les hôpitaux et dans la société.

La tuberculose (TB) aussi, inquiète. Moins par ses 120.000 malades de plus par an, que par sa multi résistance (TBMR), où la Chine détient le record, trustant plus de 50% des nouveaux cas. En Chine, trop de patients arrêtent le traitement avant terme, et trop de cliniques privées, mal équipées et mal formées font le mauvais diagnostic, permettant au mal de muter en une souche quasi invulnérable aux remèdes classiques. 

Pour prévenir la TBMR, il faut sensibiliser les malades à l’impératif de discipline du traitement, et équiper et former les centres de soins. Pékin hésite à acheter le GeneXpert, efficace mais inabordable. Il place de grands espoirs dans la molécule du laboratoire nippon Otsuka – 1er remède nouveau en 40 ans, qui (une fois validé) permettra de réduire le traitement de 6-9 mois à 2 mois, tout en soignant (prioritairement) la TBMR.

Enfin, les diabétiques chinois sont trop livrés à eux-mêmes. Seuls 4 sur 10 d’entre eux savent contrôler leur glycémie (contre 7 sur 10 aux USA). Le patient chinois dispose pour se soigner de 150 € par an, contre 3750€ (x 25) aux USA. 

Dès 2016, la Chine devra acheter pour 2,7 milliards d’€ (+20% par an) et la déferlante de cas du type II (liés à l’inactivité et à l’excès de calories) a triplé en 10 ans. Dans 18 ans, la Chine aura 40 millions de diabétiques de plus (total 130 millions), qui coûteront 21 milliards d’€uros chaque année, sous peine d’incapacité de travail ou de décès, laissant leurs familles à charge… 

Face à ces catastrophes annoncées, l’Etat se prépare. L’assurance maladie universelle couvre déjà 95 % des Chinois. Et même si les niveaux de remboursements doivent être augmentés, c’est un lourd effort. Pékin triplera ses dépenses de santé (770 milliards d’€uros) d’ici 2020. Pour beaucoup, c’est insuffisant, mais c’est l’éveil—enfin !


Investissements : Emplettes chinoises d’actifs à l’Ouest : les murailles tombent

Une fois de plus, Huang Nubo, PDG du groupe Zhongkun, rate l’acquisition de 300km² de côte islandaise pour son projet d’hôtel de luxe. En 2011, Reykjavik refusait la vente par crainte que Pékin n’y ouvre un port sur l’imminente route arctique. En 2012, Huang voulait louer – l’Islande réclame cette fois « un dossier plus complet ». Furieux, le milliardaire l’accuse de « racisme ». Mais à vrai dire, on se demande si ce « niet » peut tenir, car le vent souffle pour la Chine, qui fait une razzia d’acquisitions-records dans des pays qui jusqu’alors lui fermaient la porte.

Aux Etats-Unis, un consortium chinois mené par la banque ICBC, rachète à l’assureur AIG pour 4,23 milliards de $, 80% de ILFC (avec option pour 90%), 1er leaseur mondial d’avions. Ce contrat dépasse le précédent record d’achat chinois aux USA (3 milliards $ de parts Blackstone en 2007). Le deal rebat les cartes du transport aérien. Avec 1000 avions leasés à 200 transporteurs, ILFC a la 1ère flotte de la planète. En Chine, elle en possède 175, placés dans 16 compagnies. Ses options chez Boeing et Airbus atteignent 200 appareils, 22% du carnet de commandes du consortium toulousain. De la sorte, le Parti se dote d’un impressionnant levier sur les deux géants avionneurs. Car face à leurs modèles d’avenir, ILFC est roi. Vu sa force de frappe d’achats en tir groupé, tout projet qu’il sabre est condamné. « Et si dans 10 ans, se demande cet expert, ILFC décidait de ne plus acheter que des avions chinois, ou bien retardait la conception des Airbus et Boeing de prochaine génération… » ? 

Autre rachat qui fera date : Ottawa vient d’accepter le rachat du pétrolier Nexen par Cnooc. 
Or en 2005, ce groupe off-shore essayait de reprendre le n°7 d’alors, Unocal, pour 18 milliards $. A l’époque, le Sénat avait bloqué l’achat, laissant Texaco remporter l’acquisition. Au Canada aussi, l’opinion était défavorable, à 58% : pour les mêmes raisons, à savoir :
– la méfiance envers un pays d’autre ethnie et culture, jugé par certains « potentiellement confrontationnel »,
– le souci de voir partir un des actifs les plus stratégiques du pays. Après 6 mois d’hésitation, Steven Harper, le 1er ministre donne son feu vert, par nécessité : pour développer son sable bitumineux, atout-clé au bien-être futur – le Canada cherche 650 milliards de CAN$ sous 10 ans, qu’il n’a pas. Il faut donc partager avec ceux qui ont aujourd’hui du crédit. Harper, au demeurant, s’empresse de préciser que c’est « la dernière fois » qu’il vend des actifs minéraliers aux conglomérats chinois, « sauf exception » – propos vagues et naïfs, comme pour rassurer l’opinion, ou lui-même, car cette cession est bel et bien un point de rupture. 

Enfin, le 12/12, l’Australien BHP Billiton, n°1 mondial de la mine, cède à la CNPC, la compagnie nationale pétrolière, 1,73 milliard de $ de ses parts des gisements gaziers de Browse, sur la côte Nord-Ouest de son pays.

La Chine achète parce qu’elle a besoin impérieux de cette énergie. Le Canada et l’Australie vendent contre leur propre opinion, par besoin des financements chinois. C’est la rançon de la globalisation ! 



Environnement : Le solaire sous perfusion

Pékin (12/12) double les « subventions » du secteur solaire à 13 milliards de ¥. 

<p>Selon l’Agence Xinhua, la Chine va également doubler le parc public installé, à 40 GW d’ici 2015, après l’avoir doublé à 21 GW en septembre 2012. C’était indispensable pour sauver de la faillite ses groupes de panneaux solaires tels Trina Solar ou Suntech – en surcapacité, victimes de l’arrêt des achats en Europe et aux USA, et des tarifs anti-dumping (effectifs aux USA, en préparation en Europe).
Car ces conglomérats ont pratiqué la course à l’investissement, quitte à vendre à perte, soutenus par l’Etat (qui vise une position dominante mondiale) et les provinces (qui se font concurrence). 

Quand vient la crise mondiale, tout s’arrête, et le pouvoir « dépanne ». Par exemple, la branche suisse de Jinkosolar obtiendra d’ici 2017 jusqu’à un milliard de $ de la China Development Bank, en subventions à des projets hors frontière. 

Selon le même mécanisme, le pouvoir central sauve un à un ses secteurs de pointe, comme l’industrie ferroviaire (TGV) qui reçoit contrats et primes pour franchir la mauvaise passe. Telle est la raison probable, selon l’économiste Patrick Chovanec, de l’absence cette année de tout stimulus de relance. Mais cela pose des questions obsédantes sur le modèle économique : 
– Jusqu’à quand l’Etat peut soutenir des conglomérats sans marchés ?
– Comment éviter l’éclatement de la bulle de leurs mauvaises dettes ?
– Et comment réaffecter les crédits vers les milieux qui créent de la vraie valeur et des emplois – à savoir, les PME ?


Religion : Vatican/PCC – rien ne va plus !

Le 07/07 en la cathédrale St Ignace de Shanghai, Thaddée Ma Daqin, 45 ans, était intronisé coadjuteur aux côtés de l’évêque Jin Luxian, 97 ans. 

C’était une fête rare : membre de l’association catholique patriotique de Chine (ACPC), Ma Daqin était conjointement nommé par Pékin et le Vatican.
Mais voilà qu’en pleine messe, coup de théâtre : Ma annonçait que pour se consacrer à son mandat, il démissionnait de l’ACPC. Une décision lourdement murie, épilogue semble-t-il d’un douloureux passé, mais qui pour Pékin, ne pouvait résonner que comme une provocation. En effet, Rome ne reconnait pas l’ACPC, structure de contrôle du Parti sur la foi, et Ma la reniait, alors qu’elle venait de le nommer. La réponse tomba, violente et immédiate : arrêté à la sortie de la messe, Ma fut interné au séminaire de Sheshan, aux portes de Shanghai. 

Depuis, entre Rome et le Parti communiste chinois, les rapports n’ont cessé de se dégrader. La Curie distille dans la presse ses critiques sur les « réclusions de prélats et de prêtres ». Cette semaine, l’ACPC révoque Thaddée Ma Daqin, décision discrètement notifiée au Pape via Rome et Louvain. Finalement, le prêtre dissident reste interné, interdit de sacerdoce pour 2 ans. 

Et c’est ainsi qu’entre ces deux vieilles maisons de pouvoir, l’une temporelle et l’autre spirituelle, la crise rebondit : cette fois par l’imprudence d’un prêtre. Même si, sur le fond, la réconciliation est freinée par le trop grand succès de cette église chinoise passée en 15 ans de 5 à 12 millions de fidèles. Un essor qui inquiète à Pékin. 


Société : 21 décembre 2012 : Gare à la fin du monde — mais de quel monde ?

Corbis MayaLe 12/12/2012, épidémie universelle de mariages (4 200 à Pékin, 5 000 à Shanghai, 2 410 à Canton). Certains ont choisi la date pour son homophonie (12 en mandarin ressemble à « yao ai » – amour). La plupart veulent en fait être unis pour le 21/12, journée où tous les bureaux des mariages affichent complets car ce serait la date de la fin du monde, selon ce calendrier maya antique, exhumé en 2001 au Guatemala. Même si le texte se contente de prédire la « fin d’un cycle », une partie de la Chine préfère croire à la « fin du monde » 

<p>(世界的末日 shìjiè de mòrì). 

Au Sichuan, les magasins de Shuangliu et Longchang (villes marquées par le séisme de 2008) sont vidés de leur stock de bougies et d’allumettes : la prédiction parle de « 3 jours de ténèbres ». 

À Urumqi (Xinjiang), un certain Lu Zhenghai a mis tout son patrimoine dans une arche, inachevée.

Au Zhejiang, Yang Zongfu a breveté son « Atlantis » – bulle de survie de 4 m de diamètre en fibre de carbone. 

Dans les commissariats de Shanghai en 24heures, 25 plaintes fusèrent contre autant de « prophètes » élucubrant dans les rues. 
À Chengdu, un patron a donné, à son personnel, 2 jours de « congés de fin du monde ». Cela lui a valu de se faire rabrouer par l’inspection du travail, pour infraction aux règlements…

Un détail interpelle : pourquoi la Chine, d’ordinaire si centrée sur ses propres références culturelles, se fie cette fois à un texte issu d’une autre civilisation aux antipodes ? 

En tout cas, l’appétit du gain n’est jamais bien loin. 

Taobao, le géant du commerce en ligne, offre des « soldes dingues avant la fin du monde ». De même, Yang Zongfu prétend avoir vendu 10 de ses « bulles », à 1,5million de ¥. 

A Hangzhou (Zhejiang), des escrocs se font arrêter tentant de délester des crédules de leurs biens, leur promettant la vie sauve en échange. 

A Hong Kong, le restaurant Aqua offre le soir fatidique un banquet de 6 plats, à 2 112.12 HK$ – « gratuit en cas de fin du monde ». 

City Express, journal d’ordinaire sérieux du Zhejiang, relate trois chutes de chantiers ayant causé la mort, et met cela sur le compte de la malédiction maya. Mais un lecteur décèle ici une « ficelle » malicieuse du journaliste qui, en accusant le calendrier guatémaltèque, évite d’accuser les bâtisseurs corrompus, et de ce fait, sauve son papier de la censure. 

Sur le fond, cette fièvre chinoise nous fait mettre le doigt sur quelques traits de cette société. D’abord, une forme de naïveté liée à la légèreté du bagage technique -d’une école obligatoire depuis seulement deux générations. 

Il y a aussi une culture des forces astrales, du qi (气 – force méridienne) et de l’irrationnel. On note aussi l’absence de sociétés privées (d’archéologie, d’histoire ou d’astronomie par exemple), qui aient la légitimité (dont l’Etat manque) pour réfuter ce genre de racontars colportés. 

Enfin peut aussi jouer une forme dévoyée, inconsciente de résistance à l’autorité centrale : tout citoyen est convaincu que le modèle de gouvernance autoritaire bornée, n’est pas durable. Mais exprimer ses convictions fait risquer l’étiquette de dissident. Ils le font alors de façon indirecte, sous des formes anarchiques et folles, dans des moments comme celui-ci, pour dire que « ce monde-là est condamné ».


Petit Peuple : Pékin – histoire de Noël !

A Shenzhen en 2004, Qi Lixia était une de ces millions de mingongs (民工) déracinés de leur village pour aller vivre à la côte. Quittant un soir son imprimerie après 10heures passées dans les fortes odeurs d’encre, elle tomba sur un genre d’OVNI : un bus portant l’enseigne « Club de lettres pour travailleuses ». Interloquée, prenant son courage à deux mains, elle entra dans le bus… pour se retrouver au pays des merveilles !

Il n’y avait pas que les livres bien alignés en leurs rayons, les tabourets, les posters du bout du monde, des volontaires étaient là aussi, qui lui prêtaient attention, lui parlaient d’elle, de ses droits, des non-dits de sa vie d’ouvrière. Elles lui rappelaient que l’Homme ne vit pas que de riz et que pour être heureuse, il fallait aussi échanger. C’était le seul antidote à la sueur, la poussière, les misères d’une existence végétative. 

L’effet de la rencontre fut dramatique : négligeant une offre d’augmentation, Qi quitta son job pour se lancer à la suite de ces femmes, aller en réveiller d’autres à leur destin – sa croisade, on l’a compris, était féministe. Ouvrier dans la même usine, son mari ne put l’en détourner : au Chunjie (nouvel an lunaire) suivant, il dut rentrer seul chez eux à Kaifeng (Henan). Elle resta sur place—leur union était ruinée. 

Avec cette ONG, elle passa deux ans à militer. Elle le fit de façon héroïque, sans logis, souvent sans manger. Mais il n’était pas question de faire marche arrière. Et puis Qi se faisait des amies, telle Huang Li, descendue à 16 ans travailler à Shenzhen, qui avait vite réalisé l’absurdité de sacrifier ses jours derrière une machine pour quelques sous. 

A l’automne 2008, elles partirent pour Pékin, puis montèrent à quatre, en 2010 leur «Communauté de Mulan » – du nom de la guerrière antique qui s’était déguisée en homme pour partir à la guerre.

Pendant ces années, la misère fut profonde : sans moyens, elles survécurent à 100 ¥ par mois par personne, se nourrissant de mantou (pain étuvé) et de boites de conserve. Faute de pouvoir payer le loyer, elles dormaient toujours en banlieue, en 10m², et sur lits de camp. 
Au cours d’une de leurs discussions, l’une avait demandé : « pourquoi à la radio n’entendons-nous jamais une chanson qui raconte ce que nous vivons, notre quotidien? » 

Ce fut le déclic : elles se mirent à écrire leur tube. Freinées par leur faible instruction, elles mirent deux mois à rédiger les 179mots de « Les magnolias fleurissent ». Une institutrice en maternelle qui connaissait la musique, mit en forme la mélodie. 

Le 01/01/2012, elles tinrent leur 1er show. C’était sur un chantier, par 2°C. En guise de feux de la rampe, dardait un projecteur de grue. Mais le public ne manquait pas : plus de 1000 maçons, leurs frères en infortune assistaient assis sur des briques ou à même le sol, éblouis d’avoir leur « concert de nouvel an ». Elles commencèrent par quelques numéros de danse, quelques chants en solo à la guitare, un sketch burlesque, « Les ménagères en folie ». 
Puis vint le moment du tube : ce fut un succès délirant. C’était un chant sans malice, mais d’une puissance magique, car ce public de démunis admirait ces actrices tout aussi précaires qu’eux et qui trouvaient pourtant la force de revendiquer leur joie de vivre. « Les graines de magnolias (l’image choisie par ces femmes pour elles-mêmes) poussent là où elles tombent. Simples, nous travaillons dur, et prenons en charge famille et société ». 

Au-delà des bravo, l’auditoire manifesta son contentement par la casquette débordante de ses petits sous. Suivirent alors d’autres concerts, puis toujours plus. Aguerrie, en confiance, la troupe enrichit son répertoire, avec notamment une pantomime racontant un désastre conjugal comme celui de Qi : la séparation et sa nouvelle vie, ayant réussi à lancer un petit restaurant. 

En avril, Rêve de Chine, l’émission de variété de Hangzhou (Zhejiang) les invita à sa session. Le soir de la finale, faisant pleurer toute la salle (et toute la Chine dans ses pénates), elles remportèrent le titre pour devenir depuis, les coqueluches du pays. 
L’adversité ne les a pas détruites, mais forgées en un nouvel ensemble indestructible et mutant, tout e

 décapant chacune de son carcan de banalité pour en faire ressortir la noblesse. Ce qui en chinois se dit : « entre pin et cyprès, c’est le gel qui permet de faire la différence» (suì hán zhī sōngbǎi, 岁寒知松柏) !