Le Vent de la Chine Numéro 3

du 23 janvier au 5 février 2012

Editorial : Une Chine entre smog et spleen

A la veille du Chunjie, un Chinois ordinaire nous confie sa crainte de voir « 2012 effectuer un demi-tour à la politique d’ouverture, et que les ‘Petits Princes’ une fois au pouvoir, confisquent en masse et renationalisent la propriété privée, fassent partir les étrangers – tant par nostalgie politique que par peur d’une explosion sociale »… 

Au même instant, suivant l’échec de la Conférence Nationale financière conclue sans décisions probantes, China Daily lançait un coup de tonnerre (17/01) dans son Edito : « poursuivre les réformes de Deng», où il dénonçait des « barrières aux réformes, faites d’intérêts déguisés plutôt que d’idéologie ». Il fustigeait un « capitalisme népotique » et un « piège de transition » – le détournement de la croissance par une minorité de nantis. Il constatait que «hormis les milliardaires, tout le monde bouille de colère sur l’inégalité», et concluait que « l’actuel mécanisme de distribution (de l’enrichissement) était incapable de réaliser la promesse de Hu Jintao d’une croissance inclusive (équitable) ».

Une autre critique, le 18/01, émane des centaines de fidèles venus chez feu Zhao Ziyang, lors du 7ème anniversaire du décès de l’artisan du «Printemps de Pékin » 1989. Pour Wang Zhihua, son gendre, ils recouraient à un de leurs rares moyens pour protester contre  le « décevant recul du pays ».

Le scénario choc évoqué plus haut, d’un retour de flamme marxiste semble impossible vues les conséquences à en attendre :

[1] hostilité sans borne de l’opinion, [2] arrêt de la collaboration avec l’Occident dont la Chine démontre chaque jour ne pouvoir se passer (cf les appels de Xi Jinping et Li Keqiang, les futurs leaders présumés, aux USA, les 17 et 19/01). Mais par son aspect excessif, la déception qu’exprime ce citoyen ordinaire, à l’instar du China Daily, est bien réelle face à la panne de réformes provoquant un grippage de la mécanique sociale.

Depuis trop d’années, le régime n’agit que pour préserver la « stabilité ». Seul  « papy Wen», le 1er ministre, dénonce régulièrement des dérives et fait des promesses- qui restent sans suite. Sa dernière (17/01) concerne un règlement pour 2012, pour rendre plus équitables les expropriations – cause de 180 000 conflits/an, et plus lourd litige avec le paysannat dont les cadres volent le patrimoine amassé en décennies d’efforts. Tolérés par ses pairs, mais peu pris au sérieux, Wen et ses bonnes paroles font fonction de soupape pour que les spoliés prennent patience – mais celle-ci est à bout.

L’élément nouveau tient aux provinces. Face à la paralysie centrale, deux d’entre elles avancent, tant par l’ambition personnelles de leaders charismatiques, que pour tenir face à la tension locale.

[1] Chongqing (dirigé par Bo Xilai) est la plus grande ville de Chine (35M habitants) et une des plus pauvres : Bo a distribué des titres de propriété aux paysans, ce qui leur a permis de sextupler leurs hypothèques à 18MM¥ en 2011. 

[2] Canton (Wang Yang à sa tête) est une province de fortes inégalités, et sort ébranlée des émeutes de Wukan(VdlC n°1). Wang y a innové, en désavouant les cadres véreux pour rendre aux fermiers une partie des terres spoliées. Mais l’affaire a fait tache d’huile. Après avoir perturbé le parlement provincial, les habitants de Wanggang obtiennent (18/01) que Canton intervienne contre leurs élections truquées. Situation si tendue, que dès son arrivée au poste de gouverneur de la province du Guangdong (17/01), Zhu Xiaodan promet de « régler le problème des titres » de propriété des paysans.

Mais la victoire n’est pas acquise, vu l’opposition acharnée de l’oligarchie cadres/gros propriétaires. La bataille se poursuit, indécise. Suite aux émeutes de Wukan, Lin Zuluan,leader des insurgés, est nommé secrétaire du village et élu chef du comité électoral. Mais Zheng Yanxiong, le Secrétaire du chef-lieu, responsable des détournements, non seulement conserve son poste mais est promu Président du parlement local. Preuve que le club des nantis s’opposera jusqu’au bout à la perte de sa pompe à richesse !


Société : Luxe effréné – «crise, connais pas !»

Lors du Chunjie, les cadeaux s’échangent sans compter.  Les 960 000 « millionnaires» de la liste Hurun (possédant plus d’1,5M$), ne peuvent offrir rien d’autre que du luxe : ors et pierres précieuses, montres, parfums, sacs, haute couture, voitures haut de gamme. Un quart des ventes en Chine de produits de luxe vont en cadeaux, privés ou d’entreprise. Ceci constitue un marché stratégique pour les groupes européens, héritiers d’une tradition séculaire d’artisanat. Les commerçants entretiennent la part du rêve.

Pour leur concours du plus gros client en décembre, le Landmark, le plus huppé des magasins de Hong Kong, offre comme gros lot une extravagante semaine à Bali à 60 000 $ US, avec voyage en jet privé. Le vainqueur aurait dépensé plus d’1 million$ US.

En Chine, les ventes ont atteint 15,9 milliards de $ en 2011, et selon Bain&Co, dépasseront celles du Japon dès fin 2012. D’ici 2015, McKinsey les estime à 27 milliards de $, 20% du marché mondial. Et ces emplettes ne sont que l’ombre de celles faites hors frontières en touristes : rien qu’en Europe en 2011, ce sont 50 milliards de $ grillés, 50% du chiffre du luxe parisien ou milanais.

On peut se demander si la récession n’accentue pas la frénésie de dépenses en produits chers et superflus, excitée par la peur du lendemain et la demande en placements sûrs : évitant le foncier dont le cours s’effrite, les fortunes investissent dans l’auto haut de gamme (+34% en 2012 contre 5,2% aux ventes tous modèles). Déjà 1er marché pour Lamborghini et Rolls Royce (en rupture de stock pour sa Phantom « Dragon »), la Chine compte le devenir pour Bentley (2012) et Porsche (2014).  

Dans l’histoire récente, cette explosion du luxe est inhérente à toute révolution industrielle (Europe du XIX.s, USA du XX.s). En Chine, en 30 ans, 300 millions de paysans migrèrent à la ville, alimentant la main d’oeuvre des usines, assurant ainsi la fortune d’une nouvelle couche d’industriels. Selon Goldman Sachs, les usagers du luxe passeront d’ici 2015, de 40millions à 160millions. Des métropoles « inconnues » hier, de 3eme ou 4eme zone, telles Yiwu ou Longyan prennent à leur tour goût au luxe, et si les sacs Louis Vuitton ou les iPhones ne viennent pas assez vite, des copies prendront leur place.

Comme ailleurs au monde, l’accès à la richesse crée l’envie de s’individualiser, s’arrachant au magma prolétaire. S’ajoute le désir, très chinois, de face : de rendre ses proches redevables par des cadeaux dont la richesse démontre son propre statut social. Ceci vaut en famille, en amour, en entreprise, en politique, à tous niveaux. Aussi, une cigale chinoise dopée, il est vrai par un yuan fort, flambe 10 à 15% de ses revenus, contre 4% à la fourmi nippone.

Cependant, le tableau comporte des ombres : [1] 70% des riches quittent ou rêvent de quitter la Chine. [2] L’immobilier, source n°1 de la richesse, recule partout – de façon ordonnée, sous la pression du pouvoir central. [3] Il n’existe pratiquement pas encore de marques chinoises du luxe. [4] En Chine, les usagers se plaignent des services autour du haut de gamme, pas à la hauteur. Critique qui dépasse le luxe pour englober tout le commerce et l’industrie chinoise. Prix à payer pour un secteur qui s’est développé trop vite, mais voué à guérir, avec l’aide du temps.


Culture : Des « fleurs » sans lauriers

Malgré son succès en salle, les Fleurs de la guerre ne concourt plus pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère d’Hollywood. Les 94 millions de $ dépensés au tournage (nouveau record chinois) n’ont pas suffi au dernier film de Zhang Yimou pour passer l’avant-dernière sélection avant les nominations. Le jury n’a pas vibré à l’intrigue sentimentale et historique autour du massacre de Nankin en 1937, interprété par une star d’Hollywood, Christian Bale (l’acteur de ‘Batman’). Tandis que Seediq Bale, film taïwanais à budget bien plus modeste, franchit l’obstacle -c’est un camouflet !

Pour Zhang Yimou, trois fois nominé, jamais vainqueur, la déception est grande mais pas forcément inattendue. Né à Xi’an, le futur maître du cinéma chinois avait subi 10 ans de Révolution culturelle, puis avait dû se battre en 1978 pour entrer à 27 ans à l’Académie de Cinéma, malgré la limite d’âge. Pleins de couleurs et de rage, ses premiers longs métrages (Le sorgho rouge en 1987, épouses et concubines en 1991…) lui donnaient en Occident l’auréole du dissident, et lui faisaient collectionner Ours de Berlin, Lions de Venise, Grands Prix du jury de Cannes… 

Distinctions vite suivies des foudres du ministère de la culture. Dans les années 2000, il fit des concessions dans ses scripts. Insensiblement, il devenait l’artiste officiel, nageant dans les gros budgets et les contrats publics comme les cérémonies des JO de 2008. Consécration, mais aussi autosatisfaction, au risque de tuer l’image d’artiste engagé, et que les jurys internationaux lâchent leur idole de naguère.


Economie : Finance : la Chine cherche le bon cap

Sur la mer agitée de son système financier, la Chine cherche son cap entre des objectifs inconciliables.

Sur l’immobilier par exemple, quoique les marchés poursuivent leur baisse en décembre dans les trois-quarts des 113 villes de référence, l’Etat maintient le garrot du crédit afin d’éviter un rebond de l’inflation (rabotée de 6,5% en juillet à 4,1% en décembre). Pour un objectif de PIB de 8 à 9% (contre 9,2% en 2011), la tutelle CBRC (China Banking Regulatory Commission) hausse le quota des prêts, au 1er trimestre, de 5% seulement. Elle sait que jusqu’à un tiers de prêts en plus viendra du « crédit gris » usuraire, que l’autorité ne sait pas endiguer (en 2011, jusqu’à 150MM² dans le seul Zhejiang).

L’autorité a encore averti les banques de maintenir en 2012 une gestion prudente des encours et des nouveaux prêts, afin de prévenir un crash du fait des mauvaises dettes des provinces, en particulier avec l’éventualité d’un dévissage de l’Euro.

Avec de tels objectifs, 80% des PME restent privées de crédit. Rien qu’à Wenzhou (Zhejiang), 20 000 fermaient en janvier, pour ne pas rouvrir après le Chunjie.

La consommation, elle, stagne sous des prix alimentaires qui s’envolent : 9,1% d’inflation en décembre, contre 8,8% en novembre. Tandis que régressent les importations et le surplus commercial (155MM$ à ce dernier, contre 183MM$ en 2010). En chute aussi, en décembre, les investissements directs à l’étranger (IDE), avec – 12,73% et un volume annuel de 116MM$. Ce recul suit celui des réserves en devises, à 3 180 milliards de $ ( 0,6%).

Dans ces conditions, la Conférence nationale des 06-07/01 qui devait dégager les orientations financières du XII. Plan, fit un flop, coincée entre les clivages réformistes conservateurs, la valse des promotions quinquennales en cours et la peur du risque. Des réformes primordiales, celle de la libération du crédit et de l’autonomie de la Banque centrale, n’ont pas été abordées. Tout au plus, Guo Shuqing, nouveau boss de la CIRC (China Insurance Regulatory Commission), veut-il libéraliser la bourse, d’abord en renforçant l’information financière en ligne sur les firmes cotées, et en introduisant plus de règles commerciales et de normes internationales, tandis que son administration se bornerait à un simple rôle de supervision. L’entrée de banques d’investissements étrangères sur le marché du courtage, et de firmes étrangères en bourse de Shanghai, est remise à des temps meilleurs. Avec raison, l’autorité craint les faillites en série des courtages locaux, et une ruée des épargnants vers ces cibles d’investissement réputées plus fiables.

A plus long terme, Pékin prépare l’internationalisation du yuan. Le 16/01, Chine, Hong Kong et Royaume-Uni annoncent l’ouverture de Londres comme 1ère place européenne de traitement de la devise. Avec des poids lourds comme HSBC, Stanchart, BdC, Deutsche Bank et Barclay’s, un Forum privé s’apprête à assurer le traitement de paiements et l’ouverture d’un marché de valeurs (SICAV…) en yuan. 

Enfin, mesure « obligatoire »  pour maintenir la prospérité sur le « rocher » Hongkongais, la CSRC (China Securities Regulatory Commission) a aussi octroyé des licences QFII (Qualified Foreign Institutional Investors) à 29 institutions financières (dont 14 en décembre), qui en attendent un triplement des placements en yuan (dits « dim sum »), à 60MM¥ pour la Banque de la Communication, 100MM¥ pour la Stanchart. L’épargne insulaire a ainsi un abri pour échapper à la tempête sur l’Euro. Pour la Chine aussi, c’est tout bénef’: un petit pas mais sans risque, dans la longue marche du yuan vers son rôle de devise.


Environnement : Transparence administrative et météo

Du 01/01 au 19/01, le baromètre de pollution de l’ambassade américaine (www.bjair.info) dépassa parfois les 500 particules/litre – l’indice max., classé «dangereux». Peu de gens furent alertés toutefois, le site devenant «inaccessible» ces moments-là.

Une rare étude confirme cette pratique au plan national. Avec le National Resources Defence Council (USA), l’Institut pékinois des affaires publiques & d’environnement a vérifié l’Indice d’info transparente sur la pollution dans 113 villes.

L’étude conclue que la majorité d’entre elles, plus intéressées par le profit et l’emploi que par la santé, ont «bidonné» leurs chiffres de polluants. Elle leur attribue un indice de fiabilité moyen de 40/100, « accablant » selon un témoin: car leur silence enfreint leur obligation, selon une loi vieille de quatre ans. Au palmarès du bonnet d’âne figurent Chifeng (Mongolie), Mianyang  (Sichuan), Jinzhou (Liaoning), Zhangjiajie (Hunan) et les villes du Shandong (sauf Qingdao) .

Pourtant le second rapport national du changement climatique avertit (18/01) des suites à attendre en Chine de ses émissions de CO2 ne devant pas baisser avant 2030. D’ici 2050, les récoltes pourraient perdre 5 à 20%.

Huit des 31 provinces auront moins de 500m3 d’eau/an par habitant. Seule bonne nouvelle : plus chaud et plus humide, le Nord-Est (Dongbei) verdira sous le riz. Mais dans l’immédiat, dès 2020, le rapport voit la Chine obligée d’investir 120 milliards d’²/an dans la lutte contre cette pollution, celle là-même qu’elle tente encore aujourd’hui de cacher : du chemin à faire, dans les têtes !


Diplomatie : Pékin entre ballet arabe, et danseuse persane

Du 14 au 19/01, Wen Jiabao était le 1er chef de gouvernement chinois en Arabie Saoudite en 21 ans, et le 1er dans l’absolu à se rendre aux Emirats Arabes Unis (EAU) et au Qatar.

Ayant engrangé 16 milliards de $ de contrats, la visite a réussi et peut rassurer Pékin sur son potentiel dans un Moyen-Orient qui lui procure 29% de son pétrole. Il y a certes un obstacle, ce Printemps arabe qui fait tomber les dictatures comme des feuilles mortes, l’une après l’autre. Mais c’est aussi  une chance de restaurer son influence, voire d’y relayer la puissance déclinante des Etats-Unis.

 A Riyad, Wen Jiabao a bouclé la JV de Yanbu sur la Mer rouge, raffinerie de 400 000 b/j, à 8,5 milliards $, pour 2014. Sinopec aura 37,5%, Aramco 62,5%. Les deux groupes préparent aussi avec Exxon l’extension de leur raffinerie de Xiamen (Fujian), et Sinopec avec Sabic, une raffinerie à Tianjin.

À Abu Dhabi, Wen signe 5,5 milliards de $  d’échanges de devises (swap), et un oléoduc de la compagnie pétrolière nationale, CNPC, pour acheminer 1,5 à 2millions de tonnes de brut, évitant ainsi le détroit d’Ormuz de tous les dangers, depuis que Téhéran menace de le bloquer. Avec le swap, la Chine met en place un outil de crédit aux EAU qui pourrait servir dès 2014 pour tenter de disputer à Shell, Exxon, BP et Total le renouvellement de leurs contrats d’exploitation de champs pétroliers, qui expirent à cette échéance.
NB : les EAU pèsent 7% des réserves mondiales.

Ce voyage dit le désir de Pékin de diversifier  son   import mondial de brut, qui totalisera 480 millions de tonnes en 2012, +5,3%.  Il peut viser la baisse de dépendance envers l’Iran, son 3eme fournisseur (11% de l’import). Formellement, la Chine rejette le blocus sur le brut iranien, réclamé par les USA, Union Européenne, Australie et autres (en une tentative pour le forcer à renoncer à sa course à la bombe (par la perte de 60% de ses revenus d’Etat). Mais en même temps, on devine que ce bon accueil de Wen au Moyen-Orient est béni, voire téléguidé par des USA soucieux d’aider la Chine à se passer du pétrole iranien. 

Pékin a d’autres raisons de reconsidérer ses alliances :

[1] Il n’aime pas la menace de blocus d’Ormuz, qui couperait sa route du pétrole: d’où cet oléoduc de contournement, monté au Qatar par la CNPC. Il hait aussi, comme Riyad la perspective d’un Téhéran accédant à la bombe. Dans ce contexte, le partenariat nucléaire civil offert par Wen au roi Abdallah aide beaucoup à resserrer les liens.  

[2]  La Chine a un déficit d’image, ayant soutenu les dictatures d’Egypte, de Libye et de Syrie. Et face au Moyen-Orient arabe, son lien avec Téhéran va lui coûter toujours plus cher.

[3] Alors que les USA retirent leurs troupes de la région déstabilisée, la Chine peut espérer y jouer un rôle (médiateur, casques bleus…), à condition d’y rétablir la confiance.

[4] Enfin, entre les marchés d’avenir arabe et iranien d’équipement et de consommation, l’Iran ne fait pas le poids.

Autant de petites touches permettant d’imaginer un avenir où la Chine lâche sa « danseuse persane ». La preuve : à Ali Baqeri, haut cadre iranien en visite à Pékin, le vice-ministre des affaires étrangères Wu Hailong notifie haut et clair que pour le régime des Ayatollahs, retourner à la table de négociation, devrait être « top priorité » – cela sonne comme un « dernier avertissement » !


Petit Peuple : Wanmadu – Wang Yuxiang et ses deux maris

À Wanmadu (Zhejiang), Wang Yuxiang était solide et simple, endurante à la tâche et rêvant au bonheur—rien de fort différent de centaines de millions d’autres Chinois. En 1996, à 26 ans, elle épousait Huafu, agriculteur.

De cette union naissait, un an plus tard, un beau bébé, centre de sa vie désormais.

Mais comme capricieux et jaloux de ce bonheur simple, le destin s’apprêtait à frapper le couple, comme pour l’arracher à cette banalité. En 1998, Huafu s’en alla aider un copain à monter d’un étage sa maison. Sur le chantier, il fit une mauvaise chute, et fut transporté inconscient à l’hôpital. Quand il en sortit, six semaines après, le verdict était sans appel : colonne brisée, il était tétraplégique. Jamais plus il ne marcherait ni ne travaillerait.

Pour sa femme, le choc  était double : plus de vrai homme dans son lit, et c’est sur elle que retombait la tâche de nourrir les siens, de prendre un emploi—mais lequel ?Elle ne savait rien faire d’autre que de s’occuper de son bébé. Pour tout aggraver, elle avait la charge de beaux-parents impotents.

Les voisins eurent tôt fait de trouver la solution, et de ne cesser de la lui susurrer : divorcer et prendre un autre homme, capable. Yuxiang se rebella, croyant même à une plaisanterie lorsqu’on lui soumit la suggestion. Jamais de la vie !

Elle résista encore quand les beaux-parents se joignirent à la meute, au nom du bon sens : en cas de divorce, elle aurait une allocation pour l’enfant, voire pour eux-mêmes. Mais rien à faire. Avec Huafu, elle avait signé : ils se sauveraient ensemble, ou couleraient ensemble.

Petit secret : Yuxiang avait une autre raison inattendue. Victime d’une superstition moyenâgeuse universelle, elle croyait que la déveine venait d’elle. Elle respectait l’ostracisme qui bannit les femmes de certains navires, des bus des équipes de football, des mosquées et synagogues. Respectueuse de cette tradition, elle voulait protéger l’homme, quel qu’il soit de sa malédiction générique.

Ce n’est qu’après quatre ans dans la misère qu’elle se plia à l’inévitable mariage arrangé. Après divorce à domicile – le juge étant venu vérifier le consentement du mari, elle épousa Jin Boxing, son voisin qui soupirait pour elle depuis toutes ces années.

Mais ce délai avait au moins servi à réfléchir. Elle avait pu fixer ses conditions – qui changeaient tout : son fils et son ex-mari resteraient à la maison avec eux, à leur charge. Il en résultait une alliance bizarre, ménage à trois qui pouvait faire jaser.

Contre toute attente,  10 ans après, il a tenu la route, et conquis le respect général, dû pour beaucoup à la personnalité du nouveau venu.

Paysan lui-même, Boxing était taiseux et sans attraits. L’âge (la 40aine), sa calvitie avancée et l’exode des filles à marier vers la ville, le condamnaient inexorablement à une vie solitaire de «guanggun’r» -光棍儿 –branche sèche- et il le savait.

Mais tout ce papotage au village autour du remariage possible avait fini par le mettre en alerte. Bientôt, il avait réalisé la chance de sa vie— pourquoi pas lui ? De fait, accepter les conditions de Yuxiang, lui avait tout fait gagner : et le coeur de la femme, éperdue de sa grandeur d’âme, la gratitude du grabataire pour avoir sauvé son foyer de la misère, et la considération du village, qui avait fini de rire pour tirer son chapeau devant Yuxiang et ses 2 maris. Le maire ne faisait que résumer le sentiment général en célébrant l’honneur de Boxing, le “grand coeur” de Yuxiang pour n’avoir pas quitté mari, enfant et village, comme l’auraient fait tant d’autres.  

Entre le paralytique et le valide, l’amitié s’est approfondie. Boxing ne laissa à personne le soin de laver et nourrir Huafu durant 1 mois, quand sa femme s’en alla à la ville installer leur fils. Et Huafu et Boxing assument les devoirs de père sur le petit dernier, issu du second lit. 

A  y  réfléchir, en refusant le choix entre respect de la morale et chute dans la déchéance, Yuxiang a inventé une 3ème voie, un genre inédit de tribu. Dans cet acte individuel et créatif, on est tenté de voir une sublime illustration d’un art bien chinois qui transgresse les lois sans en avoir l’air et fait ce qu’il veut sans blesser les autres : celui de « passer par la porte de derrière »  (走后门,zǒu​hòu​mén​ ).


Rendez-vous : Le Forum de Davos

25-29 janvier—Forum de Davos (Suisse)