Le Vent de la Chine Numéro 2

du 16 au 29 janvier 2012

Editorial : Le lapin au civet, le dragon adoubé

Doué d’invisibilité et d’autres pouvoirs surnaturels, le Dragon (龙, Lóng ) qui va relayer le Lapin le 23/01, perd cette année son vieil air bienveillant et débonnaire. Sorti le 09/01, son timbre-poste le dépeint toutes griffes et dents dehors. « C’est pour mettre en scène une Chine   digne   et sachant se faire respecter », justifie Chen Shaohua, l’artiste de Shenzhen.

Voilà certes une Chine nouvelle qui émerge, en train de s’arracher à des siècles de doutes sur elle-même pour s’imposer au podium planétaire.

Au demeurant, cet autoportrait de la Chine-Dragon ne fait pas l’unanimité : sur internet, dans l’administration, certains réclamèrent, en vain, une effigie plus « sympa », moderne, et ouverte à l’étranger. 

 5ème des 12 signes astraux, le Dragon, tel Janus, porte un double visage.  Superbe et généreux, il est champion de la fertilité, de l’abondance et la beauté. C’est pourquoi 2012 verra naître 5% de bébés de plus qu’en 2011, et tant pis si ces « petits dragons » soi-disant « nés coiffés » devront se battre toute leur vie pour des places limitées dans les écoles, en fac, dans l’administration. ‚ Mais comme signe de l’empereur (depuis les Song, 960-1270), il est aussi « impérieux », habitué à imposer tous ses caprices. Aussi, les maîtres de Fengshui n’aiment pas trop ce signe, synonyme d’événements incontrôlables, comme le pense l’économiste He Fan.

On voit ici la dualité d’un 2012 attendu ici comme l’an de sortie de crise, mais là comme le moment du 4ème changement d’équipe politique depuis 1949 – moment vulnérable, comme pour le crabe venant de muer, devant affronter dans sa carapace molle le vieillissement de son système autoritaire, et affronter des masses désormais armées  d’un outil imparable de communication, le twitter-weibo.

Quoiqu’il en soit, du patron de PME au cadre du Parti, la Chine croit dur comme fer à son système astral et agira sous son influence. Un regain de prospérité est à attendre — notamment de l’excédent de naissances attendu,  coup de fouet à la consommation.

La Chine se prépare au Chunjie (Nouvel An Lunaire, 23/01).

Elle envoie les enfants chez le coiffeur, et les tontons préparent leurs étrennes (yā​suì​qián , 压岁钱). Elle leur sert la bouillie de  riz de Là  (腊八), en l’honneur des ancêtres. Depuis des semaines, elle prépare son banquet et ses cadeaux, forte de ses 19 109¥ de revenu par citadin en 2011—doublé depuis 2006. Elle se dépêche aussi de payer ses dettes, de retrouver du travail, un logis, d’avoir réglé ses affaires avant l’an neuf, tandis que l’Etat multiplie les bonnes résolutions et rêve plus que jamais de gagner en popularité (cf article ci-après : les bonnes résolutions de l’administration). La Chine achète aussi les billets de retour au village. Là, on mesure l’immense mutation en cours : les 40 jours des fêtes du Dragon de 2000 voyaient 800 millions de déplacements individuels (tous transports confondus). En 2012, ils seront 3,16 milliards, le quadruple. Le mix des moyens de transport n’a guère changé : 90% en bus (840 000 bus, convoyant 78millions/j.), 13 000 bateaux (33millions de gens), 235millions de voyageurs par fer, 35millions par la voie des airs.                       

Ici, on retrouve les désolantes queues aux guichets, 15 jours à l’avance, jusqu’à 8h d’attente, sans garantie de résultat. Avec quand même 2 progrès notables : l’introduction des ventes nominatives (sur déclinaison de l’identité) a permis de lutter contre les achats frauduleux massifs et les ventes à la sauvette de billets à tarif double ; et les ventes par téléphone et par internet (www.12306.cn) ont permis d’écouler 2 millions de tickets/jour, soit 1/3 de la demande. Certes, 2/3 de demandeurs restent donc bredouilles, et doivent se coltiner les files d’attente sans garantie, ou prendre des chemins détournés comme cette femme en route pour Kunming, qui finit par passer par Bangkok…

Il n’en reste pas moins : par rapport au passé, après d’énormes efforts d’équipements et de montée en puissance technologique, sur un réseau trois fois plus exigu que l’américain, les chemins de fer chinois sont visiblement en train de gagner le défi de transporter tous ceux qui le demandent.


Politique : Les bonnes résolutions de l’administration

A la veille du Chunjie, les instances multiplient les bonnes résolutions, la fête ravivant chez les apparatchiks leur promesse révolutionnaire de service du peuple (为人民服务, wèi ​rén​mín​ fú​wù).

Le Bureau de l’environnement pékinois promet de publier ses relevés de microparticules (≤ 2,5µm) dans l’air : effort pour crédibiliser un service qui insiste jusqu’à ce jour pour annoncer d’improbables « ciels bleus », même quand (comme la semaine passée) ils planent autour de l’indice 250, « très malsain », selon la station de l’ambassade américaine.

Le ministère des Finances promet pour 2015 une taxe de 1,59$/tonne aux émissions de CO2. Dès 2010, avec 8,33 milliards de tonnes, la Chine était le 1er émetteur mondial. La taxe n’est pas conçue comme une ressource, mais comme un 1er pas vers le grand nettoyage.

Le ministre de la Santé Chen Zhuo veut parachever en 2015 la réforme des hôpitaux : que ceux-ci, financés par l’Etat, cessent de taxer les malades via des ordonnances prohibitives. Chen bannit aussi (10/01) pour six mois tout traitement à base de cellules souches, cultivées in vitro pour recréer cartilages, os ou nerfs – une pratique dangereuse, non vérifiée, mais lucrative. Les hôpitaux, surtout militaires, obéiront-ils ?

Pour la énième fois, le Conseil d’Etat prépare un super ministère de l’Energie, seule structure capable de gérer de façon cohérente les filières d’énergies fossiles et renouvelables. En 2008, une 1ère annonce en ce sens, était passée aux oubliettes, sous la pression de consortia tels CNPC (pétrole) ou Huaneng (électricité). L’annonce reste donc sujette à caution. Et de toute manière, manque encore la clé de voûte de toute réforme de l’énergie : la  dérégulation, pour ramener les tarifs (aujourd’hui hyper subventionnés) au niveau mondial.

Côté finances, on attend la cotation imminente en bourse de deux dinosaures médiatiques, Quotidien du Peuple et Xinhua – pour leur ouvrir l’épargne privée, et financer leur expansion, y compris en Occident. Mais ici aussi, la grande réforme, celle du crédit, n’est pas à l’ordre du jour.

La grande promesse vient de Hu Jintao, qui appelle (09/01) la Commission nationale de discipline (la « police  interne » du Parti) à endiguer la corruption, 1èrecause des 180 000 émeutes/an. La Commission avait répondu trois jours plus tôt en publiant son bilan pour 2011 : des sanctions à 4843 cadres communistes, dont 777 traduits en justice. Idem, l’Etat promet de châtier les « accidents de sécurité », et cite ses 269 fonctionnaires punis suite à 13 catastrophes routières, ferroviaires, minières et de chantiers, causes de milliers de morts.

L’Etat promet (10/01) de poursuivre son investissement dans l’Ouest (Tibet, Xinjiang) et au Nord-Est (Mongolie) – mais aussi d’y réprimer fermement les émeutiers. Un peu partout, comme à Dalian (Liaoning), des hauts cadres reçoivent au téléphone les doléances des pauvres. Enfin, en un clin d’oeil vers les fêtes du Nouvel an, la SARFT, tutelle de l’industrie cinématographique, laisse présager un plafonnement du prix des billets de cinéma – déjà presque à un niveau euro-américain, c’est-à-dire proportionnellement exorbitant, eu égard au niveau de vie – histoire de rendre accessible, à tout le moins, la magie des salles obscures…


Taiwan : Taïwan repart pour un tour

«D’ici 2016, nous allons améliorer l’harmonie avec la Chine… Les électeurs nous ont donné un mandat pour négocier la paix et la convertir en opportunité économique ». Le 14/01 au soir, à Taipei, un Ma Ying-jeou extatique criait ces mots à des centaines de milliers de citoyens, suite au décompte de 99% des suffrages du scrutin présidentiel. Avec 51,6% des voix, il remportait pour son parti nationaliste Kuomintang (KMT) un 2d mandat de président, et une majorité (réduite mais effective) au « Yuan législatif », le Parlement.

Le matin encore, l’affaire n’était pas gagnée. Leader du parti DPP (indépendantiste), Mme Tsai Ing-wen le talonnait à 3% derrière, soutenue par des millions d’insulaires fâchés. Les patrons de PME accusaient l’érosion de leurs affaires. D’autres vivaient mal le rapprochement avec un géant chinois dévorant tout sur son passage. Ma venait de rétablir les postes et télécoms, la navigation maritime et aérienne, et faciliter les investissements et échanges par un traité commercial préférentiel.

Mais comme toujours en ces rendez-vous d’opinion, les critiques avaient crié tout leur saoul tandis que les satisfaits s’étaient tus (cf notre photo et son slogan, « nous ne voulons pas un scrutin-reculade de plus », selon interprétation du VdlC). De ce fait, l’image des rapports de force était distordue, et à l’heure du décompte, le DPP se retrouvait confirmé dans son rôle d’opposition avec 45,6%.

Est-ce un hasard si ce résultat répond aux attentes des Etats-Unis ET de la Chine, pour une fois d’accord dans l’espoir d’une continuité de Ma aux commandes ? Garant de l’indépendance de facto de Taïwan, Washington avait autant envie que de se pendre, de voir l’île succomber aux chimères d’une sécession unilatérale inacceptable à Pékin. Laquelle bien-sûr vote pour le KMT, seul à reconnaître depuis toujours l’unicité de la Chine, et considère toujours le DPP comme sa bête noire, au même titre que le Dalai Lama.

Aucun doute, dans sa décevante prestation, Mme Tsai paie toujours l’épouvantable bilan de Chen Shui-bian, 1er et dernier Président taïwanais DPP (2000-2008) qui avait brillé par son immobilisme et par sa corruption (aujourd’hui en prison, pour 17 ans).

Mais par sa politique d’ouverture à la Chine, Ma a sans doute épargné à ses concitoyens le plein fouet de la récession américaine, en remplaçant ce marché à l’export par celui du continent. L’an passé, l’île exportait vers la Chine pour 124milliards de $, surtout en électronique mais aussi en fruits et légumes du sud de l’île.

Côté Chine, Hu Jintao a aidé Ma en troquant les maladroites pressions du passé contre une main tendue. Il évita tout commentaire durant la campagne, et baissa les prix des billets d’avion vers Taiwan, permettant à 300 000 managers insulaires de retourner voter… « bien », pour la plupart !

Enfin, sans préjuger de l’avenir, Ma a les mains libres. La prochaine étape des palabres sera probablement un traité de paix et d’association avec Hu d’abord, puis surtout avec son successeur Xi Jinping, en 2013.


Environnement : Pluie de crevettes sur le lac Poyang

Suite à des pluies en baisse de 21% en 2011, le lac Poyang (Jiangxi), orgueil du pays, va de mal en pis.

Privé du Yangtzé par le barrage des Trois-Gorges, le 2ème plus grand lac du pays atteint sa cote d’alerte absolue en 60 ans, réduit à 200km² et à 5% de sa surface. Enfer pour la faune : 500 000 oiseaux au rendez-vous de leur corne d’abondance annuelle de larves. Vers et alevins sont piégés, meurent par milliers, menaçant notamment la grue blanche de Sibérie (98% de l’espèce y transite). 

 Face à cette crise, la province tente une 1ère historique : un hélicoptère va larguer des tonnes de millet, maïs, poissons et crevettes. Geste de prise de conscience en Chine de la précarité, de la valeur de la biodiversité, et du devoir de partage de l’univers avec les autres espèces. Mais la province a une autre bonne raison d’intervenir. Les volatiles sauvages, non vaccinés, sont concentrés sur 9 étangs satellites, où ils se battent pour se nourrir : condition de propagation idéale de la grippe aviaire. En redispersant les oiseaux vers d’autres foyers d’aliment, l’homme subdivise et amoindrit ses propres risques d’épidémie.

La population aussi souffre. 120 000 riverains ne boivent plus que par camions-citernes et puits construits en urgence. L’heure est à la question des responsabilités. Déficit des pluies, mais aussi pompages et marais asséchés ont fait sauter la banque. Pour l’avenir, Pékin a approuvé l’érection d’une digue mais les experts doutent… La solution pourrait être celle appliquée au Fleuve Jaune : une gestion informatisée  du bassin, seule capable de mettre en phase ressources et besoins.


Minorités : Tibet— La série noire

Le 08/01, Nyage Sonamdrugy, Tibétain de 42 ans s’immole par le feu : 15ème en 10 mois, 3ème depuis le 01/01. Cette fois, il s’agit d’un Rinpoche, « Bouddha vivant » ayant dépassé (selon l’ordre lamaïste) la chaîne des réincarnations. À Dari (Qinghai), lieu du suicide, la police avait isolé la dépouille de Nyage. Devant l’émeute menaçant le commissariat, elle a dû rendre le corps, ensuite paradé à travers la ville.

Ainsi, tous les efforts publics pour enrayer cette vague sont en échec. Les immolations galvanisent toujours plus la « Sangha » du grand Tibet (5 millions d’âmes éparpillées entre 5 provinces). En vain, Pékin dénonce ces actes contraires au bouddhisme qui révère toute forme de vie. De fait, le Dalaï-lama condamne le suicide – quoique pas ceux-là.

Pour autant, en privé, Tibétains comme Hans admettent, unanimes, que ces protestations fatales sont un geste ultime de gens poussés à bout et n’ayant rien à perdre, qui font le don altruiste de leur vie à leur communauté.

La Chine, elle, recherche la réconciliation via croissance et bien-être social. Dernier avatar, elle octroie aux lamas et nonnes de plus de 60 ans, 120¥/mois de pension, aux autres, une sécurité sociale gratuite. Mais le programme décrit par le conseiller politique Basang Toinzhub pour 2012 ( « gestion » des monastères, « éducation » des lamas) suggère que l’Etat n’est toujours pas prêt à accueillir la demande de cette ethnie non-Han, d’un droit à la différence, et de temps pour s’adapter aux mutations déstructurantes (technologiques,  économiques) qu’elle subit depuis deux générations.


Diplomatie : Cap vers l’Asie, Etats-Unis à l’horizon

Vice-ministre des Affaires étrangères de Chine, Liu Zhenmin affiche une des priorités de l’année, la réhabilitation des relations avec l’Asie. C’est peut-être paradoxal pour un pays se targuant de liens étroits avec ses voisins souvent confucéens comme lui-même, mais l’appel d’offres d’Obama (nov. 2011) pour un partenariat commercial transpacifique (future 1ère zone mondiale de libre échange) et pour de nouvelles initiatives de défense, a fait l’effet d’un électrochoc, révélant à Pékin un vrai cauchemar : ces deux initiatives américaines l’excluaient, et pire, avaient été plutôt bien accueillies par les intéressés.

Aussi la Chine veut restaurer les rapports, avec son atout majeur, sa force de frappe de 1er partenaire commercial de la région. 1ère étape : la Corée du Sud, dont le Président Lee Myung-bak venait (09-11/01), à l’approche des 20 ans de relations diplomatiques. Les échanges sont forts (près de 245MM$ en 2011, 300MM$ d’ici 2015), les relations aussi. Sujet incontournable : la Corée du Nord. Comme de coutume, sur ce lourd héritage historique, le débat est resté secret. En période de récession et de reprise du pouvoir au Nord par Kim Jung-un, le « cher successeur », Séoul pas plus que Pékin, ne souhaite déstabiliser la barque du « pays du Matin calme ».

On a avancé le projet de zone de libre échange (ZLE) : une fois apaisées les inquiétudes des fermiers et des pêcheurs coréens,  les négociations débuteront – cette année !

 Pékin a aussi relancé son propre projet de ZLE trilatérale avec le Japon – alternative à celle transpacifique. Mais à Séoul, les lobby pro-américains veillent au grain, au nom de la sécurité. En cette partie pourtant, la Chine dispose d’une main forte : 30% des exports sud-coréens vont vers l’Empire du Milieu, contre seulement 5% des livraisons chinoises dans l’autre sens. Du point de vue de Séoul d’ailleurs, ce rêve chinois d’intégration triangulaire devrait lui mettre en main un levier, pour exiger-accélérer la réunification de la péninsule.

Second volet de l’offensive de charme chinoise, le sommet à Pékin (13-15/01) entre Chine et les 10 pays de l’Asean, sur la paix maritime en Mer de Chine du Sud. Un rendez-vous imposé, dont l’on attendait peu – les Philippines et le Vietnam restant campés dans la défense de leurs droits.

L’autre paramètre de la question asiatique pour Pékin, est Washington. Celle-ci réitérait (05/01) sa nouvelle priorité de défense envers l’Asie-Pacifique, une fois sortie des bourbiers irakien et afghan. Pékin attendit quatre jours pour réagir : avec retenue, priant les Américains de modérer « leurs mots et leurs actes ». Les faucons chinois n’ont pu se lâcher qu’un jour plus tard, preuve d’une discipline imposée, et d’une volonté de calme. D’autant que venait T. Geithner (10-11/01), secrétaire américain au Trésor, plaider le blocus des achats de pétrole iranien, pour forcer Téhéran à lâcher son programme nucléaire. Or sur ce point, Pékin ne veut pas transiger.  

Pour Pékin, la « reconquista » asiatique sera tout sauf aisée. Ses citoyens ne l’aident pas – le 08/01, un ressortissant lance 4 cocktails Molotov sur l’ambassade du Japon à Séoul. Idem, sa chancellerie irrite l’Inde, en déniant un visa à un officier de l’Arunachal Pradesh, revendiqué par la Chine (06/01)… En apparence, sur cette réconciliation recherchée, des intérêts contradictoires s’entrechoquent au sein de la jungle de l’administration du Céleste Empire !


Petit Peuple : Yangchun – le coup du greffier

A Yangchun (Guangdong), Long Liyuan, milliardaire, avait fait ses choux gras en achetant des forêts autour de la ville, pour en revendre le bois aux papeteries, puis bâtir, sur les lots libérés, des résidences à vue imprenable.

Huang Guang, le vice-directeur du bureau local de l’agriculture, était son acolyte, mais aussi sa bête noire : avec l’avidité et l’arrogance d’un homme irremplaçable, il ne cessait d’inventer des prétextes pour soutirer à Long, bakchichs, pseudo-nouvelles taxes, frais de prétendus nouveaux intermédiaires.

C’est pourquoi le 23/12, assisté d’un ami comme témoin, le milliardaire avait convoqué le rond-de-cuir en un lieu discret pour lui mettre en main ce marché : soit il lui cédait une très belle pinède à prix d’ami, soit Long le dénonçait à la commission de vérification de la discipline, ce qui sonnerait le glas de sa carrière, voire de sa liberté.

Pour Huang Guang, c’était la ruine. Ces collines, il n’avait pas le droit d’en disposer, moins encore à vil prix. Curieusement pourtant, face à l’ultimatum, il se montra beau joueur, accommodant, impassible. Il murmura son accord, et offrit au visiteur d’aller prendre possession visuelle d’un bien qui bientôt lui appartiendrait de plein droit. A bord de son 4X4 de service, il fit faire à Long le tour du (quasi) propriétaire.

Mieux encore, au retour, Huang invita les 2 hommes à sa table d’hôte, au «Bajia hotpot», célèbre dans toute la région pour son brouet de chat, que la patronne mijotait durant des heures, selon la recette secrète transmise de père en fille. Le bouillon servi, Long, gourmet notoirement fou de ce plat, s’était mis à dévorer à grosses bouchées, extirpant sans façon de ses fortes mâchoires les débris d’ossements du minou. On faisait force ganbei (cul-sec) à la bière tiède. La réconciliation s’annonçait bien.

Hélas, les agapes finirent moins bien qu’elles n’avaient commencé. Pris d’un malaise, les 3 furent dépêchés à l’hôpital, où les carabins ne purent empêcher le nabab, frappé d’une défaillance cardiaque, d’aller rejoindre ses ancêtres. Huang ne s’arracha des bras de la Mort qu’après 2 jours de lutte, et l’assistance d’une dialyse. Le 3ème convive, lui, qui n’avait pris qu’une cuillerée, en fut quitte pour une diarrhée. Déplorant une fricassée « plus amère que d’habitude », il avait prétendu, par boutade (prémonitoire, mais de bien mauvais goût), que le ragoût était plombé.

Malgré cet indice, les enquêteurs préférèrent porter leurs soupçons sur la maison,  accusant les mains sales de la cuisinière, suspecte plus confortable pour eux, qu’un leader local au bras long. 

Mais le clan du milliardaire réagit, et d’une pichenette, leur fit changer de piste. L’épouse, le frère, le père du défunt, offrirent 100 000¥ en prime de délation—beaucoup d’argent pour ce district pauvre de la province méridionale ! À tel prix, 3 jours leur suffirent pour remettre à la justice un dossier accablant pour le vice-directeur. Opportunément, le 3ème  homme se rappela que le cadre s’était éclipsé « pour téléphoner », une fois la commande passée. D’autres témoignages permirent de rétablir la suite : en cuisine, cette fois sous prétexte de « goûter l’assaisonnement », Huang  avait envoyé la patronne acheter des cigarettes, et son mari à boire. Ainsi seul, tandis que son client insouciant, sirotait sa bière, il avait alors rectifié l’arôme au gelsemium elegans (populairement utilisé pour les suicides   dans la région), d’une dose suffisante pour expédier un mammouth chez Confucius. La famille prouva qu’en 3 ans, le disparu avait allongé en secret 3,5 millions de ¥ à Huang, puis dernièrement, avait exigé remboursement d’une enveloppe pour une affaire juteuse que le fonctionnaire indélicat avait fait passer à un client plus généreux.

Suite à ces révélations la police, n’ayant plus le choix, arrêta le vice-directeur (30/12). La peine capitale est quasi sûre – c’est le tarif en Chine, pour un tel coup de Jarnac -qui, en chinois se dit 鬼蜮计量 Gu ǐ yù Jì liàng « coup de fantôme ou de yu»  animal légendaire, porté sur la traîtrise.

Notre dernière pensée va au pauvre milliardaire, qui fut clairvoyant, quoique pas assez : se doter d’un témoin ne l’empêcha pas de se faire expédier dans les limbes, mais lui permit d’entraîner l’assassin derrière lui en la tombe – maigre consolation !