Chen Gang ne voudrait-il pas la raccompagner, non pas chez elle, mais à son village natal, au fin fond du Yunnan pour les fêtes du Nouvel an chinois (Chunjie), en jouant le rôle de son fiancé ? Ce ne serait que pour une semaine et elle paierait tout, salaire (3000 ¥ au bas mot, belle somme pour l’époque), un costume et une paire de chaussures neuves ! Sans compter le train couchette molle et tous frais de route. Tout ceci, cela va sans dire, sans le moindre engagement de sa part, en tout bien tout honneur. Son rôle se limiterait à jouer le parfait futur gendre…
Il la dévisagea incrédule, mais déjà un sourire de connivence aux lèvres… La proposition lui était sympathique, il y avait du jeu, de l’incorrect, mais aussi de l’entraide, et au fond rien d’illégal. En plus, notre jeune était ces derniers temps désargenté au point que plus personne n’acceptait de lui prêter de l’argent. C’était donc une bonne affaire sous tout rapport, qui lui était offerte !
Il accepta donc cette proposition insolite, sans y réfléchir à deux fois.
Les détails furent simples et hilarants : Xiaohua et lui inventèrent et répétèrent tous les détails de leur soi-disant romance. Son nom emprunté, l’histoire de leur rencontre (en vacances sur une plage, en Thaïlande), le nom du futur bébé.
Arrivé chez les parents, près de Baoshan, fringant dans son costume cintré couleur perle et son foulard gris à chevrons, Chen était impeccable. Durant une semaine, il bavarda avec les parents, offrit de mettre la table, se proposa pour rouler la pâte des jiaozi (raviolis traditionnels). Il mit oncles et tantes à l’aise, leur contant les potins de Chengdu, et sachant se taire à temps pour écouter les récits des rhumatismes de ses interlocuteurs. Face à sa « promise », il maintint une attitude attentionnée, presque tendre, mais prenant soin de ne jamais s’oublier à un geste déplacé – un contrat est un contrat.
Au moment du départ, ne se tenant plus de joie, les parents de Xiaohua firent une accolade émue à celui qu’ils voyaient comme imminent gendre. Ils s’illusionnaient que Xiaohua ne finirait pas vieille fille sans enfant, qu’un beau petit héritier potelé allait bientôt tomber du ciel, lumière douce de l’automne de leur vie.
Chen et Xiaohua regagnèrent Chengdu par le train, puis se séparèrent bons amis, lui pour sa chambrette chez ses parents, elle pour son loft et son travail d’assistante de production cinématographique. L’aventure lui avait certes coûté « un bras », mais pour une année de gagnée face à ses parents et à leur exigence de noces et d’héritiers, c’était donné !
Pourtant, trois jours plus tard, elle le rappelait pour Dandan, une bonne amie dans le même besoin urgent de fiancé. En moins de temps qu’il ne fallut pour inventer une légende, Chen repartait, et rejouait le beau-fils face à un couple de parents aux anges. Il remarqua qu’il était de plus en plus à l’aise dans ce rôle.
Son premier vrai mariage blanc, Chen le passa en 2014, avec une fille de Qingdao (Shandong). Celle-là n’en était pas à son coup d’essai, et les parents, échaudés, exigeaient cette fois une union officielle, sous leurs yeux. Il faudrait donc d’abord se présenter à la famille pour s’en faire agréer. Désormais, le tarif de Chen était de 1000 yuans par jour, et en quinze jours chez les beaux-parents, à choisir restaurant, banquet et convives, cela représentait un joli petit pactole !
Après les noces, de retour à Chengdu, le divorce leur avait pris 10 minutes au bureau municipal, moyennant paiement d’une taxe de 10 yuans. Chen depuis longtemps, avait fait son gagne-pain de ses multiples fausses fiançailles, lui permettant de s’installer enfin dans un chez-lui. C’est au mur de son salon qu’il suspendit, encadré, son premier certificat matrimonial !
Pour Chen, la prochaine étape de consiste à créer une agence de mariages et fiançailles fictives. Le marché est énorme, laissant entrevoir une Chine de demain avec des mariages de plus en plus tard, où la femme aura pris en main son destin. Chen le constate, la demande culmine lors du Chunjie, de la part de jeunes trop occupés par leur vie professionnelle pour rechercher l’âme sœur, ou manquant de courage pour avouer aux parents leur homosexualité.
Chen est sûr, avec ce métier, d’avoir fait le bon choix. La preuve : à son propre père, l’an dernier, il a ramené une fausse fiancée, et ce dernier qui ne lui adressait plus la parole, s’est depuis remis à lui parler !
Parfois, la nuit au fond de son lit, il se demande : que se passera-t-il, quand les parents finiront par deviner qu’ils ont été roulés ? Et en mettant cette fraude à portée de toute une génération, Chen n’est-il pas en train d’enterrer des millénaires de culture confucéenne, oppressante, mais glorieuse ? Mais bientôt, Chen se rassérène, se disant qu’il ne peut à lui seul porter sur ses épaules le destin de la Chine: en préservant la liberté de tant de jeunes, il « supporte à lui seul leur univers » (一柱擎天), face à des parents aux conceptions étriquées, ne comprenant rien à leurs attentes et rêves !
Sommaire N° 12 (2016)